Preuve et perception
III
par
Michael Otte
Institut de Didactique des Mathématiques
Bielefeld, Allemagne
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Nous avons vu jusqu'ici (dans les parties
I et
II) que
la perception en mathématique est
dépendante des représentations. Ceci
implique que les mathématiques portent sur
des objets définis par leurs
propriétés (intensionnellement) comme
l'ordinateur, en particulier, nous le rappelle.
Ainsi, par exemple, dans Cabri-géomètre,
deux triangles qui paraissent identiques (ou
congruents) peuvent manifester des
différences quand on les manipule parce
qu'ils ont été construits de
façons différentes (ils sont
intensionnellement différents).
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Les mathématiques sont
intéressées par des preuves sur de vrais
objets, et donc est fondamentalement
intéressée par des caractérisations en
extension. Il y a, d'ailleurs, une étude
systématique de l'extension en théorie des
ensembles. Les mathématiques, comme la théorie
des ensembles, dépend d'une présentation
ostensive et de l'indexicalité ("indexicality") et
donc, comme toute science empirique, une fois encore, de la
perception. Pour ce qui concerne la théorie des
ensembles, l'axiome d'extensionalité exprime ces
nécessités. Il nous conduit à
considérer des entités d'ordre plus
élevé, comme les prédicats, les
fonctions ou les concepts, comme des objets,
c'est-à-dire des ensembles. Mais les concepts et les
idées sont aussi et avant tout des instruments
intellectuels ou des schèmes d'action ou des
fonctions. Ainsi, dans son tarticle sur la logique de
Russel, Gödel propose-t-il d'introduire une version de
l'axiome d'extensionalité pour les concepts,
prétendant que deux propriétés
différentes n'appartiennent pas exactement aux
mêmes objets. Et il illustre son propos en
écrivant que Deux, par exemple, est la notion qui
couvre tous les pairs et rien d'autre ; au sens
constructiviste il y a certainement plus d'une notion
satisfaisant cette condition, mais il devrait y avoir une
"forme" commune, ou une "nature" commune à tous les
pairs (Gödel, 1944, in: P.A. Schilpp (ed.) The
Philosophy of Bertrand Russell. p.138. La Salle).
La notion d'ensemble de tous les
ensembles, ou d'ensemble de toutes les vérité,
et les notions qui les accompagnent semblent
étranges, contradictoires en elles-même ou
simplement mal formées. Piaget, par exemple, croit
carrément que l'ensemble de toutes les
possibilités est entinomique comme l'ensemble de tous
les ensembles, et donc justifie la nécessité
d'une approche génétique de l'apprentissage et
de l'épistémologie. "Possible" est un
processus, et il en va de même de notion telles que
"concept", "idée" ou "signification". Ces
entités apparaissent être
caractérisées par la
complémentarité d'une part de processus et
fonction et d'autre part d'existence objective.
Environ trente ans après la
publication de son essai sur Russel, Gödel
lui-même ne croyait plus que la ressemblance
générale de leur portée était
suffisante pour exclure la distinction entre deux concepts
(voir Hao Wang, 1996, A Logical Journey p.275.
The MIT Press). Gödel ne croyait plus que la
portée d'applicabilité d'un concept
constituait en général un ensemble. Au lieu de
cela il écrivait que seul les concepts ayant la
même signification (intension) devraient être
identiques. Les idées ou les concepts semblent des
entités dont le mode d'existence consiste en ce
qu'ils sont universels et en même temps de simples
collections des produits d'actions ou d'applications. Ils
forment, comme il a été dit, des processus,
mais des processus qui établissent leur propres
contraintes internes.
Ainsi, le problème du sens en
mathématiques et en sciences est inséparable
du statut et du rôle des idées
théoriques, des concepts et des abstractions
hypostatiques. R. Thom, dans sa conférence
invitée au congrès ICME de 1972, a
donné au problème de la signification une
place centrale : le vrai problème auquel est
confronté l'enseignement des mathématiques
n'est pas celui de la rigueur, mais celui de la
"signification", de l'"existence" des objets
mathématiques (Thom 1973, 202). Et Bruner, dans une
veine semblable demande : que disons-nous au jeune enfant
qui nous demande si les concepts comme la force ou la
pression existent vraiment?
Pour développer une théorie
de la signification, la façon dont nous concevons le
général ou l'universel semble essentiel. On
pourrait dire que le langage est seulement un instrument de
communication, plutôt que de représentation et
que donc la signification est fondée sur des
règles conventionnelles. L'apprentissage par coeur
dont est capable l'être humain est une forme
très rudimentaire d'activité cognitive. Mais
il est normalement accompagné par un
phénomène du second ordre que l'on pourrait
appeler "l'apprentissage de l'apprentissage par coeur". Pour
tout sujet donné, il y a une amélioration de
l'apprentissage par coeur par des phases qui approchent
asymptotiquement un degré de compétence qui
varie d'un sujet à l'autre. Ceci implique qu'une
sorte d'intuition ou de représentation mentale des
idées, qui aide à gérer et diriger
l'activité, accompagne même ce type
d'activité algorithmique. Ensuite, le
général ou l'universel, s'ils sont
conçus du point de vue de l'activité humaine
doivent être compris dans des termes fonctionnels
liés à certains problèmes ou certaines
applications.
Un objet mathématique, comme un
point en géométrie, un nombre ou une fonction,
n'existe pas de façon indépendante de la
totalité de ses représentations possibles,
mais pour autant il ne doit pas être assimilé
à l'une de ses représentations
particulières. C'est un "général",
comme il a été dit, qui ne peut pas comme tel
être épuisé par un ensemble quelconque
de ses représentations. Une idée ne doit pas
être concue comme une entité singulière
et isolée dans le paradis platonicien, ni non plus
cependant être assimilée avec un ensemble
quelconque d'applications qui lui seraient
dédiées. Cela, d'abord, pour les raisons que
Gödel a énoncées, c'est-à-dire que
la portée des applications possibles ne constitue en
aucun cas un ensemble défini. Les significations sont
générales au sens où elles renvoient
à une collection indéfinie et
indéterminée d'applications possibles.
Ensuite, deux prédicats ou concepts ou fonctions (ou
fonctions de fonctions) doivent être
considérés comme différents, même
s'ils s'appliquent exactement à la même classe
d'objets, parce qu'ils agissent sur l'activité
mentale d'une façon différente et peuvent
conduirent à des développements
différents.
Les mathématiques modernes au sens
classique, comme déjà évoqué, se
rapportent essentiellement aux objets définis
intensionnellement, ce qui conduit à l'introduction
d'une hiérarchie infinie de niveaux ontologiques. Ce
point de vue est anti-positiviste et anti-nominaliste dans
la mesure où il considère les concepts ou les
idées commes des entités réelles, alors
que l'anti-réalisme prétend que les concepts
théoriques soit n'existent pas, soit sont simplement
une façon de parler ([NdT : en
français dans le texte] voir R.Tuomela, 1973,
Theoretical Concepts. p.3. Springer N.Y.).
La nature réflexive et
récursive de la méthode mathématique
dévoile le caractère de
complémentarité des idées
mathématiques. Le topologiste Salomon Bochner
considère l'itération de l'abstraction comme
le trait distinctif des mathématiques depuis la
Révolution Scientifique du 17ième
siècle :
Dans le cas de la mathématique grecque,
quelle que soit son originalité et sa
réputation, la symbolisation [...] n'est
pas allée au-delà d'un premier niveau,
à savoir le processus d'idéalisation qui
est un processus d'abstraction directe d'un état
factuel [...] Toutefois [...] la
symbolisation au sens plein est bien plus que la simple
idéalisation. Elle engage, en particulier, une
libre escalade d'abstractions, c'est-à-dire une
abstraction issue d'une abstraction, une abstraction
issue d'une abstraction issue d'une abstraction, et ainsi
de suite ; et, plus important que tout, les objets
abstraits généraux émergeant de ce
processus, si on les considère comme des instances
de symboles, doivent être éligibles pour la
réalisation de manipulations et
d'opérations productives, si ils sont
mathématiquement signifiant [...] Au
premier regard les mathématiques modernes,
c'est-à-dire les mathématiques du
16ième siècle et après, ont
engagé des abstractions des "possibles" seulement
au 19ième siècle ; mais en fait cela
était effectif dès les origines
(d'après Bochener 1966, pp.18-57)
L'avènement de l'ordinateur a renforcé
cette tendance. Dijkstra, par exemple, écrit...
comparé à la profondeur de la
hiérarchie des concepts qui sont manipulés
en programmation, les mathématiques tradionnelles
proposent un jeu sans relief, joué le plus souvent
sur peu de niveaux sémantiques, et qui plus est
complètement familiers. La grande profondeur de la
hiérarchie conceptuelle -- qui est en soit une
conséquence directe d'une puissance sans
précédent des matériels disponibles
-- est l'une des raisons pour lesquelles je
considère l'avènement de l'ordinateur comme
une discontinuité drastique dans notre histoire
intellectuelle (E.W. Dijkstra, On a Cultural Gap, The
Math. Intelligencer Vol. 8, No. 1, 1986).
L'attitude réaliste, ou plutôt
complémentariste, a du sens dans le cadre dynamique.
Par "réaliste" je ne veux pas dire "platoniste" au
sens de Gödel, parce que je considère les
applications d'une idée comme lui appartenant
fondamentalement, bien que j'apprécie
l'anti-constructivisme et l'anti-nominalisme de Gödel.
Je crois qu'une idée est dans le même temps une
entité de plein droit et une fonction mentale ou un
outil intellectuel. C'est cela que je veux illustrer dans la
suite.
Je pense qu'une activité cognitive
peut être décrite comme un système de
moyens et d'objets, et la relation dialectique des moyens et
des objets peut être rapidement résumée
de la façon suivante :
- Comme pour beaucoup d'autres activités
cognitives, l'activité mathématique est
aussi liée aux objets et aux moyens de la
cognition. Les mathématiques ne peuvent progresser
seulement avec une orientation vers des méthodes
universelles et formelles. Ceci reviendrait en
dernière instance à considérer
l'activité mathématique elle-même
comme étant mécanisable et formalisable.
Les mathématiques, aussi, produisent des concepts
spécifiques dont la finalité est de nous
aider à comprendre les faits
mathématiques.
- Les objets et les moyens ne sont pas seulement
liés, mais ils s'opposent aussi les uns aux
autres. Les objets ou les problèmes
résistent à la cognition. Ils ne tirent pas
les moyens de leur solution de leur propre substance.
Même les mathématiques modernes tirent
largement leur propre dynamique de l'application de
théorèmes et de méthodes qui
à première vue n'ont rien à voir
avec les problèmes considérés.
J'entends maintenant, dans la suite, par "objet" tout
problème et par "moyen" tout ce qui semble
approprié pour réaliser la médiation
entre le sujet et l'objet de la cognition, toute idée
qui pourrait aider à résoudre le
problème et toute représentation de cette
idée. Dorénavant, deux idées
différentes peuvent être décisives pour
la résolution d'un problème particulier et par
là paraître équivalentes. Un autre
problème peut mettre en lumière leurs
différences et pourrait être lui-même
éclairé par ces différences. Les
idées fondamentales et les concepts théoriques
sont auto-référentiels, c'est-à-dire,
au moins partiellement, ils organisent eux-même les
processus de leur propre déploiement et de leur
articulation. C'est à l'explicitation et à la
clarification de ces idées qu'est dédié
le développement de toute une théorie. En
mathématiques comprendre une idée ou un
concept signifie l'appliquer et développer une
théorie. Ces idées sont, d'une certaine
façon, à la fois le point de départ et
la base de ce développement. Cela signifie qu'ils
doivent avoir une puissance intuitive, qu'ils doivent
motiver et guider l'activité et qu'ils doivent
orienter les représentations.
Deux
exemples:
Une ficelle autour de la
terre...
Un cercle roule sans
glisser...
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Reactions?
Remarques?
Les réactions à la contribution de Michel
Otte seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de Mai/Juin
99
©
M. Otte 1999
Traduction
libre N. B.
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