Preuve Proof Prueba

Web Newsletter
Janvier/Février 1998

 

Le thème de la Lettre

Preuve et perception

 

Le thème de la Lettre a pour but de stimuler des échanges autour de quelques questions d'actualité sur l'apprentissage et l'enseignement de la démonstration en mathématiques. Le lecteur trouvera ici une traduction libre du texte que j'ai sollicité de Michael Otte sur le thème de la visualisation abordé dans la lettre de May/June Newsletter 1997.

 

Notre culture humaniste et philosophique est profondément imprégnée de langage et elle s'est développée par le langage. Le langage contrôle le raisonnement, la pensée, voire les émotions. Séparer la connaissance de la parole ou du langage est une entreprise extrèmement ardue qui s'impose à toute société possédant l'écriture; mais cette entreprise ne connaît que des succès mitigés. En mathématiques, comme en philosophie des mathématiques, la domination du langage a eu, et a encore, une vaste influence. Même l'intuitionisme, en général, a abandonné l'a priori kantien de l'intuition spatiale pour adopter l'a priori du temps comme notion intérieure (voir la conférence inaugurale de Brouwer, 1912). On peut affirmer aussi, pour ne donner ici qu'un seul exemple tiré de la philosophie des sciences et des mathématiques, que la distinction entre analyse et synthèse a été brouillée par le fait que l'on a considéré le problème de la synonymie et de l'indétermination de la traduction comme étant plus fondamental que celui de la perspective et du poids théorique de l'observation empirique.

Au contraire, depuis l'Antiquité grecque, les mathématiques sont une science de l'oeil et de la forme, un art visuel donc. Dès la Renaissance toutefois, les idées à ce sujet ont commencé de se brouiller. D'un côté, comme l'a soutenu Galilé, le Grand Livre de la Nature est écrit dans un langage mathématique, composé de triangles et d'autres figures géométriques. D'un autre côté, comme Descartes écrivant à Desargues en 1639, on pensait que si l'on veut "écrire pour ceux qui sont intéressés sans être savants et faire en sorte que ce sujet [la géométrie] soit accessible au bon peuple et compris aisément par quiconque l'étudie à partir de votre livre", on doit "employer la terminologie et le style du calcul arithmétique, comme je l'ai fait moi-même dans ma Géométrie". Descartes n'en croyait pas moins que la vérité mathématique est faite d'intuition ou de perception. C'est Kant qui fit valoir que les "jugements [mathématiques] sont visuels à savoir intuitifs" et qui allia cette idée à une épistémologie constructiviste. La question fondamentale de l'épistémologie mathématique devient alors : comment interagissent l'activité (de conceptualisation, de construction, de déduction) et la perception ?

Voyons quelques exemples.

J'ai déjà montré (Otte 1994, chapitre 9, pp. 252 et ss) que la fonction de la démarche logique, des concepts mathématiques, comme celle des sciences de la nature, est d'abord de transformer un brouillage dynamique, un mouvement chaotique d'activités et de processus temporels, en des images ou des formes qui puissent être examinées. L'ouvrage de H. R. Jacobs, Mathematics - A Human Endeavor , nous en fournit un exemple simple mais pertinent.
   On veut couper un cube dont les arêtes mesurent 3 mètres en 27 cubes d'un mètre chacun. Six coupes devraient suffire. Mais "peut-on réussir cette tâche avec moins de 6 coupes si l'on réarrange les morceaux entre chaque coupe ? Ce problème semble bien difficile parce que le nombre de morceaux augmente à chaque coupe et qu'on peut arranger les morceaux de nombreuses façons" (Jacobs, loc. cit.).
   Pourtant, chaque cube à l'exception d'un seul aura une face appartenant à la surface du grand cube. Cette exception est le cube central dont toutes les faces proviennent de coupes. Comme le cube a 6 faces, 6 coupes sont donc nécessaires pour le créer. Le problème est résolu dès lors que sont formés les concepts appropriés (en l'occurence, "cube central") ou dès que la perspective idoine est trouvée; à partir de là on peut raisonner de façon déductive au lieu de s'adonner à de multiples simulations ou à des essais inductifs.

L'idée de rechercher un être sur lequel on peut ancrer un concept théorique nous vient de Parménide (Ve siècle avant notre ère). Au principe de Parménide, la Modernité a ajouté l'idée de construction ou d'activité, permettant ainsi à l'élément perceptuel en mathématiques comme dans les sciences de la nature d'atteindre son plein effet : ce que nous percevons n'est pas le monde en lui-même mais plutôt nos propres constructions. Au lieu de contempler la nature de l'extérieur en se contentant en quelque sorte de la recevoir, nous procédons à des expériences ; au lieu de s'en tenir à l'analyse des prémisses du théorème à démontrer, le mathématicien construit lui-même le diagramme et le concept sur lequel il s'appuie.


Démonstration
©Leiter 1996, Le Monde 1996

Examinons maintenant un problème connexe :
   on donne 27 cubes à des enfants de 4 ou 5 ans ; ces cubes sont coloriés de façons différentes et présentent diverses combinaisons de faces bleues, rouges, vertes, jaunes, etc. On demande aux enfants de construire un grand cube à partir de ces 27 petits cubes de façon à ce que toutes les faces extérieures du cube soient bleues. Les enfants choisissent d'abord les petits cubes qui ont le plus de couleur bleue et procédent immédiatement à leur construction. Mais ils sont vite frustrés quand ils se rendent compte qu'il n'y a pas assez de cubes "bleus".
   On leur demande alors combien de faces bleues un petit cube doit-il avoir, d'après sa position dans la construction : les cubes qui sont aux sommets du grand cube doivent avoir 3 faces bleues chacun, etc. Après avoir ainsi formé les "concepts" cube-sommet, cube-arête, cube-face, cube intérieur, les enfants n'ont plus de mal à compléter leur tâche rapidement.

Un troisième exemple montre combien l'intuition est forte ; toutefois,l'intuition ou la compréhension absolue n'existe pas. Ceci est souvent mal compris. Par exemple, le célèbre psychologue gestaltiste Max Wertheimer (1880-1943) commenta la présentation et la résolution des paradoxes de Zénon par le moyen d'une série géométrique comme on le fait couramment aujourd'hui en mathématiques; ou plutôt, il fit un commentaire sur la démonstration courante de la convergence de cette série qui est obtenue en multipliant la série par 'a' et en soustrayant la série obtenue de la série d'origine. Soit S = 1 + a + a2 + a3 +... ; on a donc S - aS = 1 ou S = 1/(1 - a). Son commentaire se lit comme suit :

"C'est correctement obtenu, bien démontré et élégant par sa brièveté. Mais une authentique compréhension de l'affaire qui permette d'en dériver la formule n'est pas aussi simple et suppose plusieurs autres étapes et des difficiles. Bien qu'ils soient forcés d'adhérer à la vérité du processus, d'aucuns restent insatisfaits et se sentent floués. En multipliant (1 + a +a2 + a3 +....) par 'a' puis en soustrayant la suite obtenue de la première on obtient le résultat mais non la compréhension de la façon dont la suite approche cette valeur en croissant."

Les mathématiques ne procèdent pas à partir d'objets mais à partir de pensées ou d'idées qu'elles rendent perceptibles ou observables comme formes ou diagrammes. Les diagrammes sont des modèles au sens strictement logique du terme. Voilà l'enjeu de l'intuition : voir l'essence d'une pensée ou d'un objet en tant que forme ou objet.

Cette même définition apparaît aussi dans la détermination de la logique formelle et se trouve résumée dans ce qu'on appelle l'immédiateté des systèmes formels. Seul le texte, le signe, le formel peut, en dernière instance, être donné à l'état pur et n'entraîne donc aucun autre probl¸me de sens ou de justification. C'est pourquoi Hilbert qualifia la logique formelle de logique matérielle : "La question de la logique est une question très directe : comment une proposition peut-elle dire quelque chose au sujet d'elle-même ?" Le point de départ de ce problème est la supposition que toute proposition s'implique elle-même de façon immédiate. Si je dis 'p est vraie', cela veut dire que 'p' est vraie ; rien n'est ajouté à la proposition 'p' par les mots 'est' et 'vraie'. On doit alors chercher ailleurs la différence entre l'intuition et la logique. Mais quelle est cette différence ? Où peut-on la trouver ? En y regardant de plus près, il semble que que l'intuitif ne soit rien d'autre qu'une logique comprimée ou non résolue. La différence serait donc affaire de temps et relèverait ainsi du caractère fini ou infini du sujet cognitif. C'est précisément l'avis de Descartes.

Dans ses Règles pour la direction de l'esprit , Descartes écrit :

"Après avoir exposé les deux opérations de notre entendement, l'intuition et la déduction, qui sont les seules dont nous devions nous servir pour apprendre les sciences [...] Certes nous connaissons la manière dont il faut user de l'intuition intellectuelle, ne serait-ce que par comparaison avec nos yeux. Car, celui qui veut regarder du même coup d'oeil un grand nombre d'objets à la fois, ne voit distinctement rien d'eux ; et pareillement, celui qui a coutume de faire attention à un grand nombre de choses à la fois, par un seul acte de la pensée, a l'esprit confus. [...] Cependant, c'est un défaut commun aux mortels que de regarder comme plus beau ce qu'il y a de difficile et la plupart croient ne rien savoir quand ils voient d'un fait la cause fort nette et simple, eux qui, pendant ce temps, admirent chez les Philosophes certaines raisons sublimes et tirées de loin, quoique le plus souvent elles reposent sur des fondements que personne n'a jamais suffisamment examinés en détail : ce sont assurément des insensés qui aiment mieux les ténèbres que la lumière."

[Règle IX, Librairie philosophique, J.Vrin, Paris, 1970, pp. 5-6.]

 

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Lese réactions à la contribution de Michael Otte's contribution seront publiée dans la Letter de Mars/Avril
© Michael Otte 1998
Traduction libre

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