Le
thème de la Lettre
Preuve
et perception
Le thème de la Lettre a pour but de
stimuler des échanges autour de quelques
questions d'actualité sur l'apprentissage et
l'enseignement de la démonstration en
mathématiques. Le lecteur trouvera ici une
traduction libre du texte que j'ai sollicité
de Michael Otte sur le thème de la
visualisation abordé dans la lettre de
May/June Newsletter
1997.
Notre culture humaniste et philosophique est
profondément imprégnée de
langage et elle s'est développée par
le langage. Le langage contrôle le
raisonnement, la pensée, voire les
émotions. Séparer la connaissance de
la parole ou du langage est une entreprise
extrèmement ardue qui s'impose à
toute société possédant
l'écriture; mais cette entreprise ne
connaît que des succès mitigés.
En mathématiques, comme en philosophie des
mathématiques, la domination du langage a
eu, et a encore, une vaste influence. Même
l'intuitionisme, en général, a
abandonné l'a priori kantien de l'intuition
spatiale pour adopter l'a priori du temps comme
notion intérieure (voir la conférence
inaugurale de Brouwer, 1912). On peut affirmer
aussi, pour ne donner ici qu'un seul exemple
tiré de la philosophie des sciences et des
mathématiques, que la distinction entre
analyse et synthèse a été
brouillée par le fait que l'on a
considéré le problème de la
synonymie et de l'indétermination de la
traduction comme étant plus fondamental que
celui de la perspective et du poids
théorique de l'observation empirique.
Au contraire, depuis l'Antiquité grecque,
les mathématiques sont une science de l'oeil
et de la forme, un art visuel donc. Dès la
Renaissance toutefois, les idées à ce
sujet ont commencé de se brouiller. D'un
côté, comme l'a soutenu Galilé,
le Grand Livre de la Nature est écrit dans
un langage mathématique, composé de
triangles et d'autres figures
géométriques. D'un autre
côté, comme Descartes écrivant
à Desargues en 1639, on pensait que si l'on
veut "écrire pour ceux qui sont
intéressés sans être savants et
faire en sorte que ce sujet [la
géométrie] soit accessible au bon
peuple et compris aisément par quiconque
l'étudie à partir de votre livre", on
doit "employer la terminologie et le style du
calcul arithmétique, comme je l'ai fait
moi-même dans ma Géométrie".
Descartes n'en croyait pas moins que la
vérité mathématique est faite
d'intuition ou de perception. C'est Kant qui fit
valoir que les "jugements [mathématiques]
sont visuels à savoir intuitifs" et qui
allia cette idée à une
épistémologie constructiviste. La
question fondamentale de
l'épistémologie mathématique
devient alors : comment interagissent
l'activité (de conceptualisation, de
construction, de déduction) et la perception
?
Voyons quelques exemples.
J'ai déjà montré (Otte
1994, chapitre 9, pp. 252 et ss) que la fonction de
la démarche logique, des concepts
mathématiques, comme celle des sciences de
la nature, est d'abord de transformer un brouillage
dynamique, un mouvement chaotique
d'activités et de processus temporels, en
des images ou des formes qui puissent être
examinées. L'ouvrage de H. R. Jacobs,
Mathematics - A Human Endeavor , nous en
fournit un exemple simple mais pertinent.
On veut couper un cube dont les
arêtes mesurent 3 mètres en 27 cubes
d'un mètre chacun. Six coupes devraient
suffire. Mais "peut-on réussir cette
tâche avec moins de 6 coupes si l'on
réarrange les morceaux entre chaque coupe ?
Ce problème semble bien difficile parce que
le nombre de morceaux augmente à chaque
coupe et qu'on peut arranger les morceaux de
nombreuses façons" (Jacobs, loc. cit.).
Pourtant, chaque cube à
l'exception d'un seul aura une face appartenant
à la surface du grand cube. Cette exception
est le cube central dont toutes les faces
proviennent de coupes. Comme le cube a 6 faces, 6
coupes sont donc nécessaires pour le
créer. Le problème est résolu
dès lors que sont formés les concepts
appropriés (en l'occurence, "cube central")
ou dès que la perspective idoine est
trouvée; à partir de là on
peut raisonner de façon déductive au
lieu de s'adonner à de multiples simulations
ou à des essais inductifs.
L'idée de rechercher un être sur
lequel on peut ancrer un concept théorique
nous vient de Parménide (Ve siècle
avant notre ère). Au principe de
Parménide, la Modernité a
ajouté l'idée de construction ou
d'activité, permettant ainsi à
l'élément perceptuel en
mathématiques comme dans les sciences de la
nature d'atteindre son plein effet : ce que nous
percevons n'est pas le monde en lui-même mais
plutôt nos propres constructions. Au lieu de
contempler la nature de l'extérieur en se
contentant en quelque sorte de la recevoir, nous
procédons à des expériences ;
au lieu de s'en tenir à l'analyse des
prémisses du théorème à
démontrer, le mathématicien construit
lui-même le diagramme et le concept sur
lequel il s'appuie.
Démonstration
©Leiter
1996, Le
Monde
1996
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Examinons maintenant un problème
connexe :
on donne 27 cubes
à des enfants de 4 ou 5 ans ; ces
cubes sont coloriés de
façons différentes et
présentent diverses combinaisons de
faces bleues, rouges, vertes, jaunes, etc.
On demande aux enfants de construire un
grand cube à partir de ces 27
petits cubes de façon à ce
que toutes les faces extérieures du
cube soient bleues. Les enfants
choisissent d'abord les petits cubes qui
ont le plus de couleur bleue et
procédent immédiatement
à leur construction. Mais ils sont
vite frustrés quand ils se rendent
compte qu'il n'y a pas assez de cubes
"bleus".
On leur demande alors
combien de faces bleues un petit cube
doit-il avoir, d'après sa position
dans la construction : les cubes qui sont
aux sommets du grand cube doivent avoir 3
faces bleues chacun, etc. Après
avoir ainsi formé les "concepts"
cube-sommet, cube-arête, cube-face,
cube intérieur, les enfants n'ont
plus de mal à compléter leur
tâche rapidement.
Un troisième exemple montre
combien l'intuition est forte ;
toutefois,l'intuition ou la
compréhension absolue n'existe pas.
Ceci est souvent mal compris. Par exemple,
le célèbre psychologue
gestaltiste Max Wertheimer (1880-1943)
commenta la présentation et la
résolution des paradoxes de
Zénon par le moyen d'une
série géométrique
comme on le fait couramment aujourd'hui en
mathématiques; ou plutôt, il
fit un commentaire sur la
démonstration courante de la
convergence de cette série qui est
obtenue en multipliant la série par
'a' et en soustrayant la série
obtenue de la série d'origine. Soit
S = 1 + a + a2 + a3
+... ; on a donc S - aS = 1 ou S = 1/(1 -
a). Son commentaire se lit comme suit :
"C'est correctement obtenu,
bien démontré et
élégant par sa
brièveté. Mais une
authentique compréhension de
l'affaire qui permette d'en dériver
la formule n'est pas aussi simple et
suppose plusieurs autres étapes et
des difficiles. Bien qu'ils soient
forcés d'adhérer à la
vérité du processus,
d'aucuns restent insatisfaits et se
sentent floués. En multipliant (1 +
a +a2 + a3 +....)
par 'a' puis en soustrayant la suite
obtenue de la première on obtient
le résultat mais non la
compréhension de la façon
dont la suite approche cette valeur en
croissant."
Les mathématiques ne
procèdent pas à partir
d'objets mais à partir de
pensées ou d'idées qu'elles
rendent perceptibles ou observables comme
formes ou diagrammes. Les diagrammes sont
des modèles au sens strictement
logique du terme. Voilà l'enjeu de
l'intuition : voir l'essence d'une
pensée ou d'un objet en tant que
forme ou objet.
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Cette même définition
apparaît aussi dans la détermination
de la logique formelle et se trouve
résumée dans ce qu'on appelle
l'immédiateté des systèmes
formels. Seul le texte, le signe, le formel peut,
en dernière instance, être
donné à l'état pur et
n'entraîne donc aucun autre probl¸me de sens
ou de justification. C'est pourquoi Hilbert
qualifia la logique formelle de logique
matérielle : "La question de la logique est
une question très directe : comment une
proposition peut-elle dire quelque chose au sujet
d'elle-même ?" Le point de départ de
ce problème est la supposition que toute
proposition s'implique elle-même de
façon immédiate. Si je dis 'p est
vraie', cela veut dire que 'p' est vraie ; rien
n'est ajouté à la proposition 'p' par
les mots 'est' et 'vraie'. On doit alors chercher
ailleurs la différence entre l'intuition et
la logique. Mais quelle est cette différence
? Où peut-on la trouver ? En y regardant de
plus près, il semble que que l'intuitif ne
soit rien d'autre qu'une logique comprimée
ou non résolue. La différence serait
donc affaire de temps et relèverait ainsi du
caractère fini ou infini du sujet cognitif.
C'est précisément l'avis de
Descartes.
Dans ses Règles pour la direction de
l'esprit , Descartes écrit :
"Après avoir exposé
les deux opérations de notre entendement,
l'intuition et la déduction, qui sont les
seules dont nous devions nous servir pour apprendre
les sciences [...] Certes nous connaissons la
manière dont il faut user de l'intuition
intellectuelle, ne serait-ce que par comparaison
avec nos yeux. Car, celui qui veut regarder du
même coup d'oeil un grand nombre d'objets
à la fois, ne voit distinctement rien d'eux
; et pareillement, celui qui a coutume de faire
attention à un grand nombre de choses
à la fois, par un seul acte de la
pensée, a l'esprit confus. [...] Cependant,
c'est un défaut commun aux mortels que de
regarder comme plus beau ce qu'il y a de difficile
et la plupart croient ne rien savoir quand ils
voient d'un fait la cause fort nette et simple, eux
qui, pendant ce temps, admirent chez les
Philosophes certaines raisons sublimes et
tirées de loin, quoique le plus souvent
elles reposent sur des fondements que personne n'a
jamais suffisamment examinés en
détail : ce sont assurément des
insensés qui aiment mieux les
ténèbres que la lumière."
[Règle IX, Librairie
philosophique, J.Vrin, Paris, 1970, pp. 5-6.]
Réaction?
Remarques?
Lese réactions à la
contribution de Michael Otte's contribution seront
publiée dans la Letter de Mars/Avril
©
Michael Otte 1998
Traduction libre
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