M. Rogalski

Equipe d'Analyse
Université Pierre et Marie Curie - Paris 6
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le 8 septembre 97

 

IX° Ecole d'été de
Didactique des Mathématiques

 

TABLE RONDE
FORMALISME ET RIGUEUR.

Contribution de Marc Rogalski
Equipe d'Analyse
Université Pierre et Marie Curie - Paris 6

 

Les processus de formalisation en mathématiques,
problèmes didactiques

 

Je me propose d'essayer d'analyser dans ce texte quelques formes que prennent en mathématiques les processus de formalisation, concrètement, aussi bien pour des problèmes ayant eu une dimension historique que pour les "mathématiques de tous les jours". En même temps, j'essaierai de poser quelques problèmes didactiques sur la transposition possible de ces processus de formalisation. Je n'évoquerai pas ici la "philosophie formaliste" en mathématiques.

Introduction

Le point de départ est la prise en compte, en didactique, des pratiques expertes des mathématiciens, comme l'évoque Aline Robert dans son cours à la 9° école d'été de didactique des mathématiques (1997). J'entends par pratiques expertes, aussi bien celles qu'on a pu constater dans l'histoire, que celles qui sont à l'¦uvre dans l'activité de tous les jours des mathématiciens contemporains : la résolution de problèmes.

La didactique, à travers l'étude des mécanismes de transposition, se borne très souvent à regarder les diverses formes du savoir savant établi et de ses formes transposées. Il me semble qu'elle ne prend pas assez en compte cette idée de pratiques expertes, pourtant très utilisées dans des domaines voisins : intelligence artificielle, ergonomie cognitive. En particulier, il est rare dans les travaux de didactique qui s'occupent de transposition de voir analyser, en même temps que les contenus théoriques de manuels ou de programmes, la pratique des exercices et problèmes qui les accompagne.

Pourtant, le credo de la didactique est bien qu'on apprend des mathématiques à travers la résolution de problèmes ! Dans la réalité de l'enseignement, la résolution d'exercices et de problèmes a une place décisive : parfois plus de 80 % du temps de travail des élèves ou des étudiants. Et dans ces activités de résolution, bien rares sont celles qui relèvent de la théorie des situations, c'est à dire où l'adidactique a un rôle fondamental : quelques situations d'introduction tout au plus. Pourtant les élèves apprennent des mathématiques en résolvant des "exos" ! Comment ? Qu'apprend-on ainsi ? Quelles pratiques de résolutions sont mieux à même de faire apprendre, comprendre des concepts, des théories, des méthodes ? On le sait au fond très peu. Il me semble que pour commencer à s'intéresser à ces questions il est nécessaire de passer par l'étape de l'étude des pratiques expertes des mathématiciens.

Ces pratiques expertes sont évidemment extrêmement variées, trop nombreuses pour les analyser toutes ici ; et elles évolueront encore dans l'avenir. Je ne m'intéresse donc ici qu'à celles qui relèvent de l'activité de formalisation. Non pas parce que ce sont les plus efficaces (bien que cela soit vraisemblablement le cas pour bien des problèmes), mais parce qu'elles semblent constituer un trait marquant de l'évolution des mathématiques, et être une pratique très fréquente chez les mathématiciens contemporains.

Pour faire bref, j'ai envie de dire que la formalisation est une activité extraordinairement productrice, au cours de l'histoire comme dans l'activité quotidienne des mathématiciens, qui permet une meilleure compréhension des mathématiques et une économie importante dans le travail de résolution de problèmes, en particulier parce qu'elle est liée à une activité réflexive des mathématiciens sur :

- leurs pratiques spontanées (collectives) de résolution de problèmes : calculs, raisonnements ;

- les objets produits dans ces pratiques : organisations de calculs, méthodes, théorèmes, concepts, contre-exemples ;

- la nature des problèmes qu'on essaye de résoudre.

Cette activité de formalisation prend des formes diverses, évidemment liées entre elles. Je me bornerai ici à essayer d'analyser trois types de formalisation, que je retiens parce qu'elles me semblent fréquentes et efficaces. Je laisserai de côté celle qui est plus fondamentalement liée au formalisme lui-même, au sens de Hilbert, dans la mesure où son objectif concerne l'élucidation de la notion de "vérité" en mathématiques, et non la résolution de problèmes mathématiques.

I. Les grands problèmes concernant des notions mal ou non définies, mais "naturelles", "intuitives"

  I.1. A plusieurs reprises dans l'histoire des mathématiques on constate que l'absence d'une définition suffisamment formelle, générale d'une notion "commune", comprise de façon intuitive par tout le monde, entraîne des imprécisions dans les preuves, des désaccords sur leur validité, des réfutations ou des controverses. Ces phénomènes apparaissent lors des essais de résolution de ce qui apparaît souvent a posteriori comme un grand problème concernant cette notion. Cet état conflictuel a souvent duré pendant une assez longue période. On voit s'y opposer plusieurs points de vue différents sur la notion en question, en particulier sur son champ d'extension.

Même si cela semble souvent plus rapide dans les mathématiques d'aujourd'hui, sans doute à cause, justement, d'une pratique plus formelle des mathématiques, on voit encore surgir actuellement le même type de situations (en particulier pour des branches des mathématiques qui essayent de résoudre ou de formuler des problèmes issus de la physique contemporaine).

Le saut conceptuel consistant à unifier ces points de vue différents à travers une définition formelle est alors le moyen "de rendre tout le monde d'accord" ; cette nouvelle manière formelle de voir la notion en question crée ainsi un sens nouveau, unifié à un niveau supérieur. Bien entendu, cela ne supprime pas les différentes manières d'appréhender la notion, et chacun pour ses recherches continuera à privilégier tel ou tel sens intuitif, précieux guide dans le dédale des idées pouvant être fructueuses. Mais le sens formel sera réutilisé au moment des contrôles et de la rédaction des preuves. En un sens, cet aspect de la formalisation est constitutif de la "preuve rigoureuse définitive" de résultats longtemps indécis ou controversés (même si ce "point final" se révèle ultérieurement tout provisoire). C'est aussi souvent la délimitation du domaine de validité de résultats qu'on pensait trop généraux.

J'ai assez envie de rapprocher cette activité formalisatrice de l'activité de modélisation en physiqueŠ

  I.2. Malgré ma faible culture historique, je vais essayer de proposer plusieurs exemples qui, me semble-t-il, illustrent bien ce processus particulier de formalisation.

  (a) Un premier exemple a été largement étudié dans le texte de Lakatos : "Preuves et réfutations". Il me semble qu'on voit bien là comment les diverses visions du concept de polyèdre amènent successivement à des preuves de la formule d'Euler et des réfutations de ces preuves, et comment la définition formelle du polyèdre a été le moyen, à la fois, d'aboutir à une preuve définitive, et de dégager un sens nouveau pour l'objet polyèdre.

(b) Il est vraisemblable qu'on puisse faire la même analyse pour la notion de convergence et la pratique des infiniments petits - et en même temps pour la notion de nombre. Je signale à ce propos qu'on trouve dans une revue mathématiques du 19° siècle (dont j'ai oublié le titre !) un article d'un mathématicien dénommé Olivier (il n'est apparemment pas passé à la postérité !), dans lequel il prouve qu'une série de terme général positif u(n) converge si et seulement si nu(n) tend vers 0 quand n tend vers l'infini. Cet article est suivi d'une réponse d'Abel, qui donne comme contre-exemple la série de terme général 1/nlogn. Et une réponse d'Olivier figure à la suite, dans laquelle il admet le contre-exemple et tire la conclusion qu'il faut vraiment se méfier de ce qu'on dit lorsqu'on raisonne en termes d'infiniments petits. Je n'ai pas suffisamment étudié de controverses de ce genre pour être absolument sûr que cette notion de convergence relève bien, historiquement, du phénomène de formalisation que j'évoque ici, mais cela me semble vraisemblable.

(c) Certaines notions concernant la géométrie me semblent aussi pouvoir illustrer ce processus particulier de formalisation, en particulier en géométrie algébrique et en géométrie des surfaces (qu'on se rappelle cet article d'Elie Cartan commençant à peu près par : "Il n'y a rien de plus difficile à définir précisément que la notion de variété. Soit V une variété Š").

(d) Les problèmes posés par les notions d'aire et volume peuvent sans doute illustrer aussi ce phénomène (voir à ce propos ce qu'écrit Henri Lebesgue dans "La mesure des grandeurs").

(e) A une époque plus ancienne, la controverse sur les logarithmes des nombres négatifs, et le "point final" qu'y apporte Euler (en étendant la question aux nombres complexes, et grâce à la clarification du concept de fonction) me paraissent relever de la même problématique.

(f) En remontant plus loin dans l'histoire, la crise surgie du conflit entre l'idée naïve de grandeurs et l'irrationalité de ÷`2 se trouve elle aussi close par la définition précise donnée par Eudoxe du rapport de deux grandeurs, selon ce qu'il faut bien appeler un processus de formalisation (qui sera d'ailleurs repris par Dedekind pour fonder sa théorie des coupures). Si on en croit G. Arsac, cette même crise serait peut-être à l'origine d'une formalisation encore plus profonde : l'invention du concept de démonstration.

(g) Plus récemment - mais avec une constante de temps plus courte - on peut penser que des notions ou des "preuves" importées de la physique mathématique ont connu en mathématiques ce type de processus de formalisation (je pense évidemment à l'exemple du concept de système dynamique chaotique, et à la notion de suite aléatoire).

  I.3. La question de l'écho que ce processus de formalisation particulier peut ou doit avoir dans l'enseignement des mathématiques est complexe, pour plusieurs raisons.

D'abord, il s'agit souvent de problèmes difficiles, donc absents à un niveau élémentaire de l'enseignement. Tout au plus certains apparaissent-ils en arrière-plan des programmes de fin de lycée et du début de l'université.

Ensuite, la volonté de ne plus parler en termes naïfs ou intuitifs de concepts difficiles reste, malgré la réaction à l'épisode des "math modernes", très forte dans le milieu enseignant (ce que dit Dieudonné sur la formule de Stokes et sa "place naturelle" en fin d'études universitaires reste probablement assez représentatif). Or, il semble bien que pour faire vivre dans l'enseignement ce type de processus de formalisation il va falloir se placer à un niveau intermédiaire où la formalisation complète ne sera pas faite, mais où on se contentera seulement de l'ébaucher, voire de la vulgariser (voir plus bas les exemples proposés).

Enfin, parce que ces processus ont souvent eu historiquement de longues durées, et qu'on voit mal comment dans une perspective constructiviste "dure" il y aurait un temps suffisant pour une transposition didactique de ces évolutions.

Il me semble néanmoins que plusieurs occasions peuvent se présenter, y compris dans les programmes actuels, de faire que les élèves puissent toucher du doigt l'insuffisance de certaines notions communes, pourtant apparemment claires car reposant sur des images mentales fortes, pour résoudre des problèmes d'énoncés simples, et de faire vivre en classe une démarche de formalisation raisonnable. Il me semble qu'il y a un grand intérêt didactique et éducatif à ce que les élèves rencontrent ces moments formalisateurs. D'une part ils sont efficaces pour "décoincer" une situation qui résiste, c'est à dire comme moyen de résolution. D'autre part, c'est un archétype de l'une des démarches de la science : pourquoi ne pas le leur faire fréquenter ? C'est une donnée de la culture et du développement des savoirs humains. Enfin, parce qu'on peut imaginer un réinvestissement citoyen de cette démarche de contestation, d'élucidation et de précision de ce qui semblait aller de soiŠ

Je me risque à proposer un premier exemple, qui m'a été suscité par la lecture d'un texte de Daniel Lehmann au GREM, sur la démonstration ; cet exemple est évidemment virtuel, puisqu'il n'a jamais été testé. En première, on introduit la notion de limite et celle de dérivée, et un théorème clé, admis dans les programmes, est que la limite en 0 de sinx/x vaut 1. Très souvent, une ébauche de preuve en est donnée, fondée sur les inégalités classiques sinx < x < tanx, inégalités dont on cherche à donner une raison géométrique. Autant la première inégalité repose sur des intuitions fortes (perpendiculaire et oblique, le segment est plus court que n'importe quoi joignant ses extrémités), autant le fait que l'arc sous-tendu par un angle soit plus court que le segment déterminé sur la tangente n'a plus rien d'évident visuellement (l'un est "rond", l'autre est "droit", ils ne joignent pas les mêmes pointsŠ). La preuve alternative utilisant une comparaison de surfaces mène très vite à un cercle vicieux, à moins d'avoir éclairci la raison pour laquelle c'est le même nombre pi qu'on trouve dans les mesures de la surface du cercle et de son périmètreŠ et c'est une question de même nature !

Il me semble qu'on pourrait alors faire comprendre qu'un effort pour définir plus clairement la "longueur de l'arc du cercle" (longueur "maximale" qu'on peut approcher par des arcs polygonaux inscrits - sans nécessairement prononcer le nom de borne supérieure) permet de faire facilement la comparaison demandée, dès lors qu'on prouve l'inégalité entre les périmètres de deux polygones convexes inclus l'un dans l'autre (ce qui est géométriquement très facile avec l'inégalité triangulaire). Et il me semble qu'on pourrait dévoluer aux élèves une partie importante de la formalisation elle-même de la longueur : il n'est pas exclu qu'on puisse faire jouer une dialectique outil-objet sur une bonne situation.

[On a OA = 1. Pourquoi a-t-on PM ¾ arc(AM) ¾ AT ? PM ¾ AM ¾ arc(AM) sont des inégalités "claires". Pourquoi a-t-on arc(AM) ¾ AT ? Il suffiraitt de montrer qu'on a arc(AM) ¾ AI + IM. Pour cela, il faut préciser ce que signifie arc(AM) ]

Une démarche analogue est-elle impossible avec les notions d'aires et de volumes, en terminale? Empiler des petits carrés ou des petits cubes semble une démarche indispensable au calcul du volume d'un cylindre, par exemple, et sa mise en forme (relative, bien sûr) peut se faire sans trop de coût (c'est la démarche qui compte, pas le détail de sa réalisation).

Enfin, troisième exemple, mettre des étudiants de DEUG première année devant le problème de calculer le carré du "nombre" 3, 1740255255255Š peut faire sentir qu'une définition formelle des nombres comme précisant l'idée de "processus d'approximation" peut permettre de résoudre le problème, et qu'il est donc utile de préciser ce que signifie formellement qu'un nombre réel est un tel processus d'approximation (écrire des approximations avec de plus en plus de décimales est un processus d'approximation Š de quoi ? De ce processus lui-même : le nombre est ce processus, c'est-à-dire la suite complète de ses décimalesŠ). Il ne s'agit pas tant de faire une construction détaillée des réels que de susciter la demande d'une telle construction, d'en poser le principe et d'en donner un début de réalisation (cet exemple est moins virtuel, voir "Enseigner autrement les mathématiques en DEUG A première année", Commission Inter-IREM Université, 1990).

II. Le processus d'unification formelle de domaines différents

  II.1. Un autre moment où l'on voit à l'¦uvre un processus de formalisation qui, je crois, n'est pas de même nature que le précédent, est lorsque sont rassemblés sous un même concept ou une même théorie des problèmes et des démarches qui "se ressemblent", ont quelque chose en commun (une problématique formelle, justement, du moins a posteriori), alors même qu'ils se situent dans des domaines différents. Ce processus d'unification formelle fonctionne pendant toute la deuxième moitié du 19° siècle et le 20° siècle. Il s'agit souvent d'une démarche réflexive, consciente, et qui demande, de la part de ses auteurs, mais aussi des contemporains (et cela n'a pas toujours été de soi) une "foi" en la puissance créatrice de la pensée unificatrice.

C'est typiquement une démarche de nature algébrique (même si elle a lieu aussi en analyse !), où l'analogie entre les problèmes, les démarches de résolution, les calculs, joue un grand rôle. La réflexion de nature "méta" est intrinsèquement liée à cette formalisation (G. Mokobodzki dit ainsi qu'un calcul qui a marché n'est vraiment compris que lorsqu'on lui ajoute "l'idée du calcul"). C'est l'aspect de la "méthode axiomatique" qui est devenu le plus courant dans la pratique actuelle des mathématiques.

Je ne pense pas que ce type de formalisation fasse "perdre le sens" des objets mathématiques manipulés, bien que ce soit un reproche qui lui a été souvent fait (il y a une controverse célèbre à ce sujet entre S. Lang, auteur d'un livre de théorie des nombres et des arithméticiens "classiques" contemporains de la parution de ce livre, ressenti par eux comme exagérément formel ). Je crois qu'il y a là création d'un sens nouveau, à un niveau supérieur, fondé sur plusieurs aspects :

- les relations nouvelles créées entre les différents domaines unifiés, et les nouveaux moyens d'investigation ainsi apportés pour l'étude de chacun d'entre eux ;

- l'usage de nouveaux registres symboliques, plus faciles pour faire des calculs ou des raisonnements, et adaptés à tous les cas particuliers à la fois, les changements de registres symboliques étant très porteurs de sens (qu'on pense par exemple à ce qu'évoque la suite d'égalités (x | y) = S xiyi = <X*, Y> = y(x) = † x(t)y(t) dt dans le cadre du formalisme des espaces de Hilbert) ;

- la création de représentations mentales plus efficaces car variées mais liées entre elles (la "géométrisation" de l'analyse fonctionnelle, par exemple).

En un certain sens, ce processus d'unification organise autrement des connaissances antérieures, et cette organisation est plus riche par les liens nouveaux et les registres nouveaux qu'elle offre.

  II.2. A titre d'exemple de ce processus de formalisation par unification, on peut citer la création de l'algèbre linéaire, unifiant les règles de calcul et les problématiques "linéaires" rencontrées dans

la résolution des systèmes linéaires,
la géométrie vectorielle de l'espace et de la physique,
les transformations linéaires,
les calculs avec les matrices et les déterminants,
les démarches de l'analyse fonctionnelle (des équations différentielles linéaires aux opérateurs dans des espaces de dimension infinie).

Pour plus de détails, je renvoie au livre sur l'enseignement de l'algèbre linéaire édité par Jean-Luc Dorier.

II.3. La prise en compte en didactique de ce deuxième processus de formalisation est sans doute moins malaisée que pour le précédent. Mais elle comporte des risques qu'on a vus lors de l'enseignement des "math modernes", en particulier celui de donner lieu à un effet Jourdain généralisé qui rende illusoire l'appropriation de la démarche par les élèves.

Elle comporte aussi des difficultés didactiques très particulières, qui peuvent rendre inopérantes les techniques usuelles de la didactique classique : il n'y a souvent pas de bons problèmes "initiatiques" (pas de situation fondamentale, difficulté à faire jouer la dialectique outil objet), ce qu'on doit dévoluer aux élèves est "l'envie de généraliser" pour forger des savoirs généraux dont l'utilité est nécessairement, pour un temps, différée, bien plus que "l'envie de résoudre un problème". On se situe donc à un autre niveau, les leviers à trouver ne vont plus relever nécessairement d'un processus d'accomodation à un milieu ; les enjeux culturels et réflexifs (méta) vont y être plus importants.

Enfin, une transposition dans les classes de ce processus de formalisation par unification impose des contraintes extrêmement fortes de temps et d'organisation des contenus (pour unifier, il faut avoir vu suffisamment de domaines différents à unifier), ainsi qu'une mise en valeur des enjeux par une ébauche de réflexion épistémologique sur les avantages de l'unification formelle, en particulier par utilisation de changements de cadres et de points de vue. Il faut articuler la formalisation unificatrice et son réinvestissement dans les domaines particuliers sur lesquels elle s'est bâtie, avec gains manifestesŠ

Pour plus de précisions, je renvoie au livre cité sur l'algèbre linéaire, où l'exemple de l'ingénierie de Lille, reposant sur ces idées, est traité en détail. On pourra aussi consulter divers écrits d'Aline Robert cités dans ce livre, et un exposé au séminaire Didatech de Grenoble en 1995.

III. La formalisation par simplification locale : l'abandon d'informations, la dialectique particulier/général, le "nominalisme"

III.1. Un troisième processus de formalisation, à mon avis différent des deux précédents (même s'il y a des rapports évidents), est celui qu'on trouve dans l'activité mathématique de tous les jours, pour résoudre des "petits" problèmes (voire parfois des gros !), trop touffus, trop complexes pour être résolubles sans simplification. Ce que fait très communément le mathématicien devant un tel problème est d'abandonner volontairement de l'information ; pas n'importe laquelle, celle dont une analyse du problème montre qu'elle est inutile, voire nuisible car cachant une simplicité sous-jacente. Ce faisant, il passe à un problème plus général, dont la structure est plus claire, et qui est ainsi plus facile à résoudre. Et pour se donner une idée de la solution, il n'hésite pas alors à reparticulariser le problème, mais sous une forme plus simple que l'énoncé initial. Cette pratique assez répandue pourrait s'appeler "l'axiomatisation locale". Un mathématicien comme G. Choquet est expert de cette démarche : après avoir réfléchi à un problème qu'on lui pose, il démarre souvent par : "définissons la notion truc parŠ ; le problème se réécrit alors Š".

Ce processus de formalisation par simplification-généralisation a très souvent recours à une dénomination systématique de divers éléments "concrets" du problèmes, cette dénomination permettant de voir immédiatement qu'on est passé à un problème général, que ces éléments pourraient être remplacés par d'autres sans altérer la structure du problème. Cette procédure de dénomination va permettre de raisonner sur des symboles d'un niveau d'abstraction supérieur à ceux des objets qu'on a ainsi symbolisés.

Certaines idées générales dirigent le mathématicien engagé dans cette méthode d'axiomatisation locale pour résoudre un problème :

- un problème n'est jamais isolé, il fait partie d'une classe de problèmes ;
- il y a intérêt à concentrer une trop grande multiplicité de paramètres ;
- il est nécessaire d'alléger les représentations mentales des techniques ;
- il est plus efficace de raisonner ou de calculer sur des symboles que sur des objets "concrets" (cela renvoie au rôle de l'écrit en mathématiques).

 

Cette démarche d'axiomatisation locale n'est sans doute pas sans rapport avec la démarche de modélisation en jeu dans d'autres sciences. Il s'agit en un certain sens d'une modélisation intramathématique, qui d'ailleurs peut très bien s'articuler avec le processus d'unification cité précédemment, si celui-ci est déjà fait : par exemple, interpréter un problème concret comme étant la recherche des solutions d'une équation T(x) = y, dans des espaces vectoriels adéquat avec une application linéaire T adaptée, c'est utiliser les résultats d'une unification antérieure pour modéliser un problème concret dans une théorie abstraite.

  II.2. Voici un exemple très simple et en même temps très frappant, me semble-t-il de ce processus de formalisation par simplification locale, au niveau du DEUG (où je l'ai souvent utilisé). Si on se propose d'étudier la suite récurrente définie par

u(0) = 1, u(n+1) = ÷`(((n+lnn)/(n+cosn))+ u(n)) ,

l'analyse fait deviner que seul le comportement pour n grand du terme (n+lnn)/(n+cosn) va compter, en même temps qu'elle fait prendre conscience que la forme compliquée de ce terme est un obstacle à la résolution du problème Š qui n'en est plus un dès qu'on imagine que le problème aurait la même structure si on y remplaçait ce terme par une suite quelconque ayant même comportement pour n grand. Tout cela amène à dénommer le terme compliqué, à poser a(n) = (n+lnn)/(n+cosn), et à étudier un problème plus général, la suite récurrente u(o) = 1, u(n+1) = ÷`(a(n)+u(n)) , avec l'hypothèse que a(n) tend vers 1, ou même vers a, quand n tend vers l'infini. L'étude du cas particulier bien classique a(n) = a pour tout n donne l'idée de s'y ramener à partir d'un certain rang N, celui à partir duquel on a a-e < a(n) < a+e , en encadrant la suite donnée, à partir de N, par les deux suites particulières v(n) et w(n) correspondant aux valeurs a-e et a+e et coïncidant avec u(N) pour n = N, etcŠ

Un exemple très simple des problèmes qu'ont les étudiants quand ils n'ont pas pris conscience de cette méthode de la "formalisation nominaliste", est le problème suivant : soit u(n) une suite telle que nu(n) tende vers 1 quand n tend vers l'infini ; que fait u(n) ? Ce problème entraîne souvent un fort taux d'échec, par incapacité à penser à donner un nom à la suite dont on donne le comportement : si on écrit nu(n) = v(n), c'est gagné, car on peut alors calculer sur ce symbole, et écrire u(n) = v(n)x1/n, dont la limite est évidente.

 

III.3. Je suis tout à fait persuadé que faire passer auprès des élèves cette méthode de formalisation simplificatrice est absolument indispensable, d'une part pour les rendre capables de résoudre des problèmes, de l'autre pour qu'ils acquièrent une idée raisonnable de ce que sont vraiment les pratiques en mathématiques.

Il y a là un enjeu "méta" dans l'enseignement, qui tourne autour de l'enseignement de méthodes et l'utilisation de problèmes suffisamment riches, donc difficiles, pour apprendre quelque chose aux élèves. Des idées générales de résolution existent dans les pratiques expertes des mathématiciens, il est certainement nécessaire d'en faire passer un peu aux élèves si on veut qu'ils soient en mesure d'aborder des problèmes intéressants. La question de l'enseignement de méthodes de résolution a donc un rapport étroit avec ce troisième processus de formalisation. Pour les problèmes soulevés par l'enseignement de méthodes, je renvoie au Cahier de Didactique des Mathématiques de A. Robert, J. Rogalski, R. Samurcay (IREM de Paris 7) qui y est consacré, et au chapitre correspondant de "Enseigner autrement les mathématiques en DEUG A première année", Commission Inter-IREM Université, 1990.

Il me semble aussi que les programmes actuels du second degré, et plus encore les commentaires qui les accompagnent, vont à l'encontre de cet objectif : il est interdit de généraliser, de formaliser , de Š Quant au supérieur, la position extrêmement fréquente des enseignants est de ne pas dire un mot de ces choses : seuls les bons étudiants finiront par deviner tout seuls qu'il y a en mathématiques des démarches privilégiées extrêmement fructueuses.

Ce qui semble bien absent ici, c'est un travail de recherche - à faire - sur ce que les élèves apprennent ou pourraient apprendre à travers la résolution de problèmes et d'exercices : trop souvent, le didactique présent dans tous ces énoncés où l'enjeu est apparemment simplement de résoudre est caché aux élèves, qui ne se rendent pas compte que dans tout exercice il y a quelque chose à apprendre (un indice flagrant est l'utilisation du crayon effaceur qui permet de ne garder d'un exercice de classe que la correction parfaiteŠ). Or il y a une réflexion a posteriori à faire sur les difficultés rencontrées et les méthodes de résolution qui ont marché. Comment organiser cette réflexion des élèves, identifier les raisons pour lesquelles ils ne la font pas spontanément, savoir pourquoi les maîtres la mettent rarement en scène, sont de vrais problèmes didactiques.

Conclusion

Il me semble que la prise en compte dans l'enseignement de moments de formalisation, soit pour résoudre des problèmes présents, par simplification locale ou par élucidation du vague de notions trop communes, soit pour développer une culture d'unification et de simplification qui donne de nouveaux outils de résolution, est nécessaire à une bonne formation mathématique. Un travail didactique à ce propos ne peut éviter, me semble-t-il de se pencher sur les pratiques expertes des mathématiciens, pour en analyser le fonctionnement et l'efficacité. Bien sûr, il ne peut être question d'importer telles quelles ces pratiques, le contexte d'utilisation, les situations où elles ont leur place naturelle, tout est à étudier et préciser.

De plus, cette question de la formalisation ne peut manquer, me semble-t-il, d'avoir des retombées du côté de la preuve et de la rigueur. Comment motiver la précision nouvelle à donner à une notion qui semblait aller de soi si on n'a pas une interrogation sur l'exactitude d'une preuve dont elle paraît être un maillon faible ? Inversement, la formalisation d'un calcul, d'un raisonnement, d'une méthode, est aussi un moyen de contrôle en résolution de problème : l'analyse de la forme d'une démonstration ou d'un calcul peut permettre parfois de voir qu'on a démontré trop, c'est-à-dire que la même preuve, sur des objets différents, donnerait un résultat qu'on sait être faux ; c'est un moyen de contrôle très souvent utilisé par les mathématiciens, dans la démarche réflexive inconsciente qui accompagne en permanence leur travail de résolution de problèmes.