Y. Chevallard

IUFM d'Aix-Marseille

Courriel: chevalar@lac.gulliver.fr

 

 

IX° Ecole d'été de
Didactique des Mathématiques

 

TABLE RONDE
FORMALISME ET RIGUEUR.

Contribution d'Yves Chevallard
IUFM d'Aix-Marseille

 

Rigueur et formalisme :
à propos du curriculum secondaire

 

Le cadre nécessairement limité où s'inscrit cette intervention, ainsi que la riche diversité de points de vue que réunit cette table ronde, me conduisent à n'exposer que quelques remarques, à valeur de simples repères.

1. Le problème de la démonstration est situé par les textes officiels à l'intérieur de la question plus large de la justification. Ainsi lit-on dans la présentation des nouveaux programmes de 5e et 4e : "La démarche suivie dans l'enseignement des mathématiques renforce la formation intellectuelle des élèves et concourt à celle de citoyen, en développant leur aptitude à chercher, leur capacité à critiquer, justifier ou infirmer une affirmation, en les habituant à s'exprimer clairement aussi bien à l'écrit qu'à l'oral".

2. À l'intérieur du vaste domaine de la justification, le même texte distingue classiquement les justifications reposant sur des constats de nature expérimentale, qui ont "toute leur place dans la formation scientifique des élèves", et les justifications en forme de démonstrations, en précisant toutefois clairement, à propos des "études expérimentales" : "On veillera [...] à ce que les élèves ne les confondent pas avec des démonstrations : par exemple, pour tout résultat mathématique énoncé, on précisera explicitement qu'il est admis lorsqu'il n'a pas été démontré".

3. Sur ce dernier point, l'observation du curriculum réel fait apparaître une divergence sensible entre pratiques effectives et prescriptions officielles. En particulier, nombre de "résultats" mobilisés dans une classe donnée semblent n'y avoir jamais qu'un statut folklorique, celui d'énoncés mathématiques réputés "bien connus", mais dont le problème de la justification n'a pas été véritablement posé.

4. Plus généralement, on assiste aujourd'hui à des phénomènes de naturalisation à long terme sur lesquels il sera difficile de revenir. Ainsi le théorème sur l'équation d'une droite (dans un repère donné, une droite du plan a une équation, unique à un facteur non nul près, de la forme ax+by+c = 0), que l'on faisait autrefois découler des théorèmes sur les triangles semblables ou du théorème de Thalès, est-il devenu aujourd'hui, subrepticement, une quasi-définition de la notion de droite -- la droite ayant une équation comme le chien a quatre pattes.

5. Les textes déjà cités indiquent en outre : "Il importe de faire peu à peu percevoir aux élèves ce qu'est l'activité mathématique, tout en veillant à ne pas leur demander de prouver des propriétés perçues comme évidentes". Cette observation, toute classique, qui rappelle au respect de ce qu'Isabelle Stengers a nommé la contrainte leibnizienne -- "ne pas heurter les sentiments établis afin de pouvoir tenter de les ouvrir à ce que leur identité établie leur impose de refuser, de combattre, de méconnaître" -- cache pourtant une confusion largement répandue entre le système mathématique ou extramathématique à modéliser et le système mathématique par lequel on prétend le modéliser. Ainsi, on peut tenir pour évident que si on mélange deux urnes contenant, la première 19 boules dont 5 boules rouges, la seconde 17 boules dont 8 rouges, la proportion des boules rouges dans l'urne-réunion se situera entre les proportions des deux urnes mélangées : 5/19<13/36<8/17. Mais c'est oublier alors que le système mathématique des nombres fractionnaires est muni de lois propres, qui ne s'accordent pas nécessairement avec les lois du système que l'on envisage de modéliser à l'aide de ces nombres, et qu'il convient donc de s'assurer que ce qui est "évident" sur le système à modéliser est bien vrai dans le modèle -- ce qui, au demeurant, peut être admis sur la base de constats expérimentaux (ici, 5/19 ª 0,26 < 13/36 ª 0,36 < 8/17 ª 0,47, etc.), ou bien démontré à partir des lois propres du modèle (ici, en montrant que si a/b < c/d alors a/b < (a+c)/(d+d) < c/d, où a, b, c, d >0).

6. La leçon précédente a été exposée récemment dans les documents d'accompagnement des nouveaux programmes de 5e et 4e, qui reprennent pour cela un exemple anciennement utilisé à l'IREM d'Aix-Marseille dans le travail avec des élèves de 4e en échec électif en mathématiques : si l'on marque sur les côtés [AB] et [AC] d'un triangle ABC les points I et K et J et L tels que l'on ait :

l'évidence "visuelle" suffit à nous convaincre que les droites (IJ), (KL) et (BC) sont parallèles ; mais si l'on tente de modéliser ce type de situations géométriques en adoptant simplement "l'axiome des milieux" (dans un triangle ABC, une droite passant par le milieu de [AB] est parallèle à (BC) si et seulement si elle passe par le milieu de [AC]), il est immédiat que (IJ) est parallèle à (KL), mais le parallélisme avec (BC), tout aussi évident graphiquement, est alors moins facile à démontrer à partir de notre unique axiome ! Cela noté, et en dépit de cette évolution récente, on peut penser que les ambiguïtés conceptuelles longuement diffusées jusqu'ici ne disparaîtront pas en un tour de main.

7. En matière de justification toutes les imperfections ou presque sont didactiquement acceptables dès lors qu'elles s'inscrivent dans une perspective de progrès épistémologiquement contrôlé, et c'est à juste titre que le programme de 5e précise par exemple : "Les diverses activités de géométrie habitueront les élèves à expérimenter et à conjecturer, et permettront progressivement de s'entraîner à des justifications au moyen de courtes séquences déductives". Le même précepte vaut en ce qui concerne le "formalisme", soit, au plus large, les instruments ostensifs de l'activité mathématique. À leur propos, les textes de 1985-1987 relatifs au collège indiquaient déjà : "Le professeur [...] évite de fixer d'emblée le vocabulaire et les notations [...]. Dans le cours du traitement d'une question, vocabulaire et notation s'introduisent selon un critère d'utilité ; ils sont à considérer déjà comme des conquêtes de l'enseignement [i.e. de l'étude] et non comme des points de départ". Les intentions sont ici, comme souvent, excellentes ; mais, comme souvent aussi, le mieux s'est révélé l'ennemi du bien. De même que les subtilités didactiques sur la maîtrise progressive de la démonstration ont amené une indéniable désorganisation du corpus mathématique enseigné, de même l'attention prescrite en matière de langage et de notations s'est traduite par une véritable pénurie organisée de mots et de formes langagières adéquates, notamment au collège. Autant d'effets "pervers" engendrés par des exigences dont on ne s'est pas assez demandé si les professeurs seraient à même de les honorer.