Novembre/Décembre 1998

 

A propos de l'article d'Efraïm Fishbein :
"Intuition and Proof"

par
Maria Alessandra Mariotti
Dipartimento di Matematica
Università di Pisa - Italia

 

Il y a quelques années, dans un article intitulé "Intuition and Proof", E. Fischbein (1982) a présenté les résultats d'une recherche sur le thème de la démonstration dans le contexte général de ses travaux sur le raisonnement intuitif.
   Dans l'esprit de cette discussion, je vais développer quelques idées sur le même thème.

Un héritage fondamental qu'Efraim Fischbein nous a certainement laissé est son approche originale des problèmes d'éducation centrée sur la notion complexe d'intuition. La synthèse de cette approche est présentée dans son livre Intuition in Science and Mathematics (1987), où il tente une esquisse d'une "théorie de l'intuition" qu'il offre à la communauté des chercheurs comme un outil utile à l'interprétation des phénomènes d'éducation.

De la même façon qu'il est impossible de concevoir une théorie vidée de sa signification intuitive, il est inconcevable de penser les mathématiques privées de leur organisation théorique : axiomes, définitions et théorèmes constituent les mathématiques tout autant que ses idées et modèles. Mais théorie et intuition peuvent être des pôles distants et conflictuels difficiles à réconcilier. Parfois, des conceptions contradictoires peuvent en se rapprochant donner naissance, au prix d'un compromis, à une nouvelle conception. Un exemple classique est celui de l'infini (Fischbein et al., 1979) : la représentation dynamique de l'infini peut être considérée comme un compromis entre la structure finie des schèmes intellectuels et l'infini au sens formel (Fischbein 1987, p. 205). Mais la tentative d'un compromis n'est pas toujours couronnée de succès, et plutôt que des compromis ce sont des harmonisations qu'il faut rechercher.
   Le besoin d'harmoniser l'intuition et les notions mathématiques constitue l'une des questions essentielles de l'éducation mathématique ; une contribution fondamentale à cette tâche difficile est apportée par les études qui mettent en évidence les conflits et les divergences, et déterminent leurs origines profondes.

Approche empirique et formelle

Les théorèmes, organisés en théories spécifiques, sont les constituants fondamentaux de la connaissance mathématique ; ils peuvent être considérés comme les produits particuliers du processus d'acquisition de la connaissance. Outre l'acquisition directe de l'information, le plus souvent liée à l'évidence factuelle, produit de l'expérience, la culture humaine a développé des voies complexes et indirectes d'accès à l'information et à la connaissance, utilisant la médiation de supports tels que le langage, la logique ou le raisonnement. La conséquence de cette médiation est que l'unité structurelle entre cognition et réaction adaptative est rompue :

"Knowledge through reasoning, becomes a relatively autonomous kind of activity, not directly subordinated to the adaptive constraints of the behaviour of human beings" (ibid., p.15).

En particulier apparaît une différentiation cruciale entre vérification empirique et déduction logique ; leurs relations deviennent très problématiques.

La comparaison entre l'évaluation de la vérité en terme de vérification factuelle et la validité logique en terme d'inférence déductive invite à examiner l'effet de la confirmation factuelle sur la validité des énoncés. Bien sûr, différentes attitudes peuvent être décrites qui relèvent d'une approche empirique ou d'une approche théorique : bien qu'une preuve formelle confère une validité générale à un énoncé mathématique, des mises à l'épreuve complémentaires peuvent être souhaitées pour confirmer cette validité (Fischbein, 1982).
   Ainsi, l'écart entre vérification empirique (typique des comportements communs) et raisonnement déductif (typique des comportements théoriques), est une source de difficultés, un obstacle à une compréhension profonde du sens de la démonstration.
   Dans la pratique scolaire il est très commun de confondre ces deux points de vue, avec pour effet de désorienter les élèves qui voient les exemples jouer un rôle premier dans la production des axiomes et la "découverte" des théorèmes, mais être interdits quand on leur demande de prouver un énoncé : un ou quelques exemples ne sont pas acceptables comme "démonstration". Et que dire du rôle des contre-exemples ? Un seul suffit à invalider un énoncé.
   En fait, la relation, cruciale pour les mathématiques, entre vérité empirique et validité logique, est une relation complexe et délicate qui doit être développée tout au long de l'éducation mathématique.
   Le sens de la preuve en mathématique -- la démonstration -- est très loin des systèmes de croyance communs. Bien que dans l'histoire il soit possible de trouver des mathématiciens qui éprouvaient une gêne vis à vis d'un théorème, bien qu'ils en aient accepté la démonstration -- Cantor en est un exemple des plus fameux -- c'est un sentiment général de validité que ressentent les mathématiciens lorsqu'un théorème est prouvé ; mais ce sentiment est nouveau et "étrange" au regard des penchants naturels de l'esprit.

Intuition et théorie

L'examen plus précis des relations entre l'approche intuitive et l'approche théorique conduit à considérer le problème de la démonstration de façon plus globale : l'unité entre énoncé, démonstration et théorie doit être reconnue (voir la notion de théorème introduite par Mariotti et al. 1997).
   L'analyse des relations entre théorèmes (énoncés, démonstration et théorie) et intuition peut être entreprise dans deux directions opposées :

  • d'une part, un énoncé exprime une relation implicite entre des principes, supposés par la théorie, et la thèse posée par le théorème, sous les conditions énoncées par les hypothèses. Rendre explicite ces relations, qui sont implicites au niveau de l'intuition (Fischbein, 1987, p. 50), constitue le premier pas vers la construction d'une argumentation qui, dans le contexte de la théorie, peut devenir une démonstration.
  • d'autre part, un théorème représente un savoir et en tant que tel devrait être approprié par l'élève ; en d'autres termes, pour contribuer de façon féconde au raisonnement, un théorème doit accéder au statut d'une intuition. Mais cela n'est possible que si l'unité, la fusion, entre énoncé et démonstration, initialement artificiellement séparés, est restaurée : énoncé et démonstration doivent fusionner en une connaissance intuitive (Fischbein, 1982). Ou encore, l'unité entre énoncé et démonstration réclame de ne pas être brisée : le processus de l'analyse qui conduit à la démonstration doit être suivi de la recomposition d'une seule entité pour produire cette immédiateté qui le rend fécond.

Pour résumer, en ce qui concerne les théorèmes, l'intuition est engagée différemment au niveau de l'énoncé et de sa démonstration :

- la vérité de l'énoncé ;
- la structure de la démonstration : la nécessité de la relation logique entre les pas élémentaires de la démonstration (logique de l'enchaînement des pas).
- la validité (généralité) de l'énoncé comme nécessité imposée par la démonstration ;

L'articulation entre le premier et le second niveau représente un point crucial dans l'élaboration d'une démonstration : l'incertitude peut déclencher l'exploration des raisons et initier le processus d'argumentation.
   Le second niveau est une la charnière entre le premier et le troisième niveau ; en fait, saisir la logique de la démonstration revient à insérer l'énoncé dans un réseau cohérent d'intuitions qui peut assurer son évidence, sa nécessité et sa complète acceptabilité. Il atteindra au statut de "conviction" ("cognitive belief", Fischbein, 1982, p. 11). Finalement, il permet au théorème, dans son unité, à la fois énoncé et démonstration, de se constituer en une nouvelle intuition et de devenir un instrument intellectuel productif.

" ... The logical form of necessity which characterises the strictly deductive concatenation of a mathematical proof can be joined by an internal structural form of necessity which is characteristic of an intuitive acceptance." (Fischbein 1982, p. 15)

Il est intéressant de remarquer que la description d'un processus analogue peut être trouvée chez Descartes :

Hoc enim fit interdum per tam longum consequentiarum contextum, ut, cum ad illas devenimus, non facile recodermur totius itineris, quod nos eo usque perduxit; ideoque memoriae infirmitati continuo quodam cogitationis motu succurrendum esse dicimus. [...] Quamobrem illas continuo quodam imaginationis motu singula intuentis simul et ad alia transeuntis aliquoties percurram, donec a prima ad ultimam tam celeriter transire didicerim, ut fere nullas memoriae partes relinquendo; rem totam simul videar intueri. (Descartes, Regula VII)
[TRAD.]

Implication didactique

Le sens de la démonstration peut s'opposer définitivement au comportement commun qui cherche à fonder l'acceptabilité d'un énoncé sur la vérification factuelle. La pratique de l'enseignement semble négliger ou au moins sous-estimer les difficultés liées à cet écart entre attitude pratique et attitude théorique -- ce qui explique la plupart des échecs de l'enseignement traditionnel.

Traditionnellement, à l'école, les élèves apprennent des théorèmes que d'autres produisent et seulement très tard dans leur vie scolaire, imitant les produits qu'ils ont appris, pourront-ils avoir l'occasion de rencontrer le problème de produire un théorème. Mais confinés dans répétition scolaire des démonstration que d'autres ont produites, et le faisant le plus souvent pour des énoncés évidents qui n'appellent aucune justification, il leur apparaît inutile de s'engager dans un construction complexe qui articulerait intuition et attitude théorique.

Ainsi, les élèves peuvent ne pas entrer dans un rapport correct aux théorèmes. Il peut arriver qu'ils suivent le sens commun et réclament des exemples supplémentaires pour corroborer leur confiance, jusqu'à accepter la possibilité d'exceptions. Les résultats rapportés par Fischbein (1982) l'ont confirmé plus d'une fois.

Outre les écarts possibles entre les approches théoriques et intuitives, l'intuition peut se constituer en obstacle : quand l'immédiateté d'un énoncé inhibe le processus d'analyse des liens implicites et donc la construction de la structure analytique qui constitue une démonstration. Dans ce cas, il devient impossible de comprendre la signification d'une démonstration parce que l'évidence et l'immédiateté (le sentiment de certitude qui caractérise les énoncés intuitifs) inhibe toute tentative d'argumentation, i.e. l'élaboration de la structure analytique, "pas à pas", qui constitue une démonstration ; le processus est bloqué et il en va de même du mouvement vers la démonstration.

Une suggestion apparaît immédiatement : les premières rencontres des élèves avec des théorèmes doivent avoir lieu dans ces situation dans lesquelles surgissent des énoncés non évidents pas eux-mêmes.
   Le point focal est le processus de production de théorèmes, et dans ce cas la comparaison avec la pratique commune des mathématiciens est éclairante. Les mathématiciens ont une expérience directe de la production de théorèmes et peuvent toujours profiter de cette expérience quant ils (ou elles) considèrent un théorème quelconque, alors que les élèves n'ont pas une telle opportunité.

Des résultats récents (Boero et al. 1996, Bartolini in press) confirment que les problèmes ouverts sont particulièrement adaptés aux premières approches des théorèmes. Les situations ouvertes peuvent susciter un sentiment d'incertitude qui appelle des moyens indirects pour accéder à la connaissance ; il en est en particulier ainsi des problèmes qui réclament la production d'une conjecture. Plus encore, le processus de production d'une conjecture est déterminant pour l'introduction des élèves à l'argumentation. Mais s'engager dans la voie de l'argumentation n'est pas suffisant (Balacheff, 1987; Duval, 1992-93) ; l'unité entre énoncé, démonstration et théorie ne doit pas être rompue, ce qui exige la construction de relations complexes entre principes énoncés et conséquences (Mariotti et al. 1997). La préservation de cette unité permet de maintenir le lien avec le niveau intuitif et les conditions essentielles pour la production autonome de théorèmes -- ainsi que pour une utilisation féconde des théorèmes dans le raisonnement mathématique.

Ici encore apparaît une critique de la pratique scolaire traditionnelle. Quand l'expérience reste limitée à des théorèmes "prêts à consommer" (formulés et prouvés par d'autres) le lien entre un théorème et sa contre-partie intuitive peut être sous-estimée et finalement négligée. Bien sûr, du point de vue de la logique formelle, tout théorème est complètement indépendant de son interprétation, au point qu'il peut perdre tout lien d'avec l'intuition, mais ceci n'est pas tenable dans une perspective d'éducation.

En général, un point essentiel est celui du dépassement des conflits, construisant une relation correcte entre intuition et attitude théorique, i.e. une complémentarité entre les différentes formes de la connaissance, intuitives et formelles, aussi distantes qu'elles puissent paraître, avec le but d'en faire deux aspects d'un même comportement mental.

Fishbein nous a appris a regarder avec précision les conflits, les phénomènes non congruents, pour en trouver les raisons profondes qui pourraient indiquer comment dépasser les obstacles. L'éducation mathématique a pour but l'harmonie entre intuition et théorie, mais en gardant à l'esprit les obstacles possibles : il n'y a rien de plus dangereux pour l'apprentissage des mathématiques que la négligence de l'écart profond qui existe entre pensée spontanée, parfois le sens commun, et pensée mathématique.
   Il se peut que le cas de la démonstration soit exemplaire, bien qu'il ne soit pas le seul ; en fait, les définitions soulèvent des problèmes analogues (Mariotti et Fischbein 1997). En fait, démontrer est une activité caractéristique de la pratique mathématique, mais c'est aussi une activité qui singularise de façon substantielle les mathématiques relativement à la pensée commune et aux pratiques de la vie quotidienne.

 

Réactions? Remarques?

Les réactions à la contribution de Maria Alessandra Mariotti seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de Janvier/Février 1999

© M. A. Mariotti 1998

Traduction libre N. B.

 


 

Références

Balacheff, N. (1987) Processus de preuve et situations de validation, Ed.St. Math.18, 147-76
Bartolini Bussi M., Boni M., Ferri F. & Garuti R. (in press), Early Approach To Theoretical Thinking: Gears In Primary School. Ed. St. Math.
Boero, P., Garuti, R. & Mariotti, M.A.(1996) Some dynamic mental processes underlying producing and proving conjectures, Proc. of PME-XX, Valencia
Descartes, R. Regulae ad directionem ingenii, Torino 1943.
Duval, R. (1992-93) Argumenter, demontrer, expliquer: continuité ou rupture cognitive?, Petit x , n° 31, 37-61.
Fischbein, E. (1982) Intuition and proof; For the learning of mathemarics 3 (2), Nov., 8-24.
Fischbein, E. (1983) Intution and analitical thinking in Mathematics Education, Z.D.M.2, 68-74.
Fischbein, E. (1987) Intuition in science and mathematics, Dordrecht: Kluwer
Fischbein, E., Tirosh, D. & Melamed, U. (1979) Intution of infinity, Ed.St.Math.10, 3-40.
Garuti, R.; Boero, P.; Lemut, E. & Mariotti, M.A. (1996) Challenging the traditional school approach to theorems: a hypothesis about the cognitive unity of theorems, Proc. of PME-XX, Valencia
Mariotti M.A. & E. Fischbein, (1997) Defining in classroom activities,Ed.St.Math., 34, 219-248
Mariotti M.A., Bartolini Bussi, M., Boero P., Ferri F., & Garuti R. (1997) Approaching geometry theorems in contexts: from history and epistemology to cognition, Proc. of PME-XXI, Lathi, pp. I- 180-95.

Note

"[…] Quelquesfois, en effet, cette déduction se fait par une si longue suite de conséquences que, quand nous parvenons au terme, nous ne nous souvenons pas facilement de tout le chemin qui nous a menés jusque-là ; et c'est pourquoi nous disons qu'il faut secourir la faiblesse de la mémoire par un mouvement continu de la pensée. […] Aussi je les parcourrai plusieurs fois d'un mouvement continu de l'imagination qui, dans le même temps, doit avoir l'intuition de chaque chose et passer à d'autres, jusqu'à ce que j'aie à passer du premier au dernier assez rapidement pour ne laisser presque aucun rôle à la mémoire et avoir, semble-t'il, l'intuitionde tout à la fois […]"(Descartes, Regula VII, trad. Le Roy 1932) [BACK]

 

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