Septembre/Octobre 1998

 

L'affermissement des démonstrations en
géométrie élémentaire au tournant du XXème siècle

par
Michel Guillerault
Laboratoire Leibniz
Grenoble - France

 

Vers la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, dès M. Pasch et surtout après D. Hilbert (Grundlagen der Geometrie, 1899), on se préoccupe d'établir la géométrie élémentaire sur des bases solides, ne faisant plus implicitement référence aux cas de figures particuliers qui peuvent se présenter.
   On présente ici la contribution à ce débat d'un relativement modeste professeur de classes préparatoires aux Grandes Écoles françaises, semble-t-il fort oublié de nos jours, Louis Gérard, professeur à Lyon puis à Paris, spécialiste de géométrie non-euclidienne (Thèse, 1892) et fort soucieux de présenter les théorèmes de géométrie élémentaire de la manière la plus rigoureuse possible. Rédacteur du Bulletin de Sciences mathématiques et physiques , il y a publié de très nombreuses notes à ce sujet et il est l'auteur (à l'exception d'une seule) de toutes les citations qui vont suivre. En particulier , il est le promoteur infatigable de la notion d'angles orientés de droites, notion qui permet de donner à de nombreuses propositions de géométrie un caractère absolument général, indépendant du cas de figure considéré.

Pendant des siècles, l'œuvre d'Euclide a servi, avec plus ou moins de fidélité au texte initial, de modèle pour l'enseignement de la géométrie élémentaire. Chaque auteur de manuel se sentait tenu de respecter la division générale en Livres, et à l'intérieur de chaque livre, la disposition et la formulation des différents résultats ou théorèmes, même si des commentaires plus ou moins originaux pouvaient, le cas échéant, s'ajouter au texte. En particulier, relativement rares étaient les auteurs qui se permettaient d'ajouter des compléments embrassant des cas de figures oubliés ou négligés par Euclide.

"Il ne faut pas se lasser de répéter que le principal défaut des démonstrations séculaires, c'est qu'elles laissent de côté les relations de situation et que ces relations sont souvent plus difficiles à démontrer que le théorème qu'on a en vue, de sorte qu'il est plus facile de trouver une nouvelle démonstration que de corriger l'ancienne" (B.M.E., 6, 1901, p. 132).

"Pour établir les propriétés du parallélogramme, on admet implicitement que deux sommets opposés sont situés de part et d'autre de la diagonale qui joint les deux autres sommets; les élèves seraient, je crois, fort embarrassés si on leur demandait d'en donner une démonstration précise" (B.M.E., 6, 1901, p. 132).

C'est ainsi que dans la Proposition 20 du Livre III, Euclide démontre que l'angle au centre est le double de l'angle inscrit correspondant (pour un angle inscrit aigu), en considérant deux cas :

 

Dans la figure de gauche, le point D diamétralement opposé à A est sur
le "petit" arc BC, dans la figure de droite, il est sur le "grand" arc BC

 

Certains commentateurs (de Clavius au XVIème siècle jusqu'à la fin du XIXème siècle) ajoutent un troisième cas de figure (le point D confondu avec B ou C), mais aucun mot n'est dit de ce qui peut se passer si l'angle inscrit est obtus. Autrement dit, bien que dans les Éléments, un angle puisse aussi bien être aigu qu'obtus, lorsqu'on parvient à la Proposition III, 20, une restriction totalement implicite est de rigueur, sans que cela ne semble d'ailleurs embarrasser personne au fil des siècles.

En passant de là au théorème sur le quadrilatère inscriptible (conditions pour que quatre points soient sur un même cercle), les auteurs se contentent de faire intervenir la notion d'arc capable, ou d'égalité de deux angles sous-tendant le même arc. On remarque bien sûr, dès Euclide (III, 22) que les angles opposés d'un quadrilatère inscrit sont supplémentaires (et non égaux!), mais chaque fois que dans une démonstration d'un résultat nouveau intervient la propriété du quadrilatère inscriptible, on raisonne sur le cas de figure présenté, sans se soucier de ce qu'il faudrait modifier dans un autre cas de figure, ou même, sans se préoccuper de démontrer que la cas de figure présenté existe vraiment.

"En géométrie élémentaire, on ne considère ordinairement que la valeur absolue des angles, sans tenir compte du sens et sans distinguer le côté origine du côté extrémité. Il en résulte une multitude de complications. Par exemple, si A, B, C, D sont quatre points d'un même cercle, les angles ACB, ADB sont supplémentaires ou égaux selon que les points C et D sont ou non de part et d'autre de AB. De même, deux angles dont les côtés sont parallèles ou perpendiculaires sont tantôt égaux, tantôt supplémentaires. Donc, dans les questions où interviennent des angles de cette nature, il faudrait passer en revue tous les cas possibles; on s'en dispense presque toujours et on se contente d'examiner le cas de la figure qu'on a sous les yeux" (B.M.E., 1, 1895, p. 1).

"La considération de la demi-droite, ou, ce qui revient au même, du sens sur une droite, n'est nécessaire que s'il y a lieu de compter des segments sur cette droite; en tous autres cas, elle crée un embarras, qui disparaît si l'on attribue à l'angle de deux droites entières une qualité nouvelle, le sens, c'est-à-dire si l'on distingue l'un de l'autre les deux côtés de l'angle. Et ainsi il n'y a plus qu'une seule direction de droite, au lieu de deux, qui fasse avec une droite donnée un angle donné; la distinction entre la symétrie par rapport à un point et la symétrie par rapport à une droite d'un plan se précise; le lieu des points d'où l'on voit un segment de droite sous un angle donné se compose, non plus de deux arcs de circonférence, mais d'une seule circonférence tout entière, résultat plus conforme au calcul, et , par suite disparaît l'idée étroite et surannée de segment capable d'un angle donné. Les auteurs [B. Niewenglowski et L. Gérard] donnent en même temps la condition nécessaire et suffisante, indépendante des formes particulières de la figure, pour que quatre points soient sur une même circonférence." (C. Michel, B.M.E., 5, 1900, p. 93).

Il semblerait que c'est dans la Géométrie de J. Hadamard (1897) que le théorème sur le quadrilatère inscriptible est donné sous la forme nécessaire et suffisante maintenant classique

"Si les quatre points A, B, C, D sont sur une même circonférence, les angles de même sens formés par les droites AC, AD d'une part, BC et BD d'autre part, sont égaux (et réciproquement)" (Hadamard, Géométrie plane, 1897, pp. 71-72).

Il ne manque plus dans ce texte que la notation (AC, AD) (utilisée par L. Gérard) et une énumération des propriétés de l'angle orienté de droites (relation de Chasles, passage à l'opposé, etc...) pour que l'on utilise cette notion dans la résolution des problèmes de géométrie.

 

L'exemple de la démonstration de la propriété dite "de la droite de Simson"

Une propriété de géométrie élémentaire conséquence de la propriété du quadrilatère inscriptible figure comme exemple d'application ou comme exercice dans la totalité des manuels ou cours de géométrie du XIXème siècle (et aussi du siècle suivant...). En voici l'énoncé:

Si on considère un point M du cercle circonscrit à un triangle ABC, les projections orthogonales du point M sur les trois côtés du triangle sont trois points alignés (suivant une droite appelée droite de Simson).

Cette propriété ne semble pas due à Simson, mais à Wallace; cependant, malgré des efforts pour promouvoir l'appellation "droite de Wallace" (voir par exemple Intermédiaire des Mathématiciens, années 1894 et 1895), les manuels anciens ou modernes parlent tous de la droite de Simson. De nombreuses propriétés de géométrie élémentaire utilisant la droite de Simson ont été découvertes au fil du temps, formant si l'on veut un véritable chapitre de la géométrie du triangle. Quoi qu'il en soit, cette propriété a été popularisée au début du XIXème siècle. En voici par exemple une démonstration classique, qui semble due à Duhamel (vers 1840):

 

Le théorème de la droite de Simson (démonstration classique (Duhamel?))

 

Angle 1: AQR Angle 2: AMR Angle 3: CQP Angle 4: CMP
Angle 5: ABC Angle 6:AMC Angle 7: RMP

 
Démonstration:
1) Le quadrilatère AMQR est inscriptible: les angles 1 et 2 sont égaux.
2) Le quadrilatère CMPQ est inscriptible: les angles 3 et 4 sont égaux.
3) Le quadrilatère ABCM est inscriptible: les angles 5 et 6 sont supplémentaires.
4) Le quadrilatère BMPR est inscriptible: les angles 5 et 7 sont supplémentaires.
5) D'après 3) et 4), les angles 6 et 7 sont égaux.
6) On peut écrire que l'angle CMR est égal à 2+6, et aussi à 4+7.
7) D'après 5) et 6), les angles 2 et 4 sont égaux.
8) D'après 1) et 2), les angles 1 et 3 sont égaux.
9) 1 et 3 étant opposés par le sommet, les points P, Q, R sont alignés.

 

"Tous nos ouvrages, tous nos professeurs dans leur cours se croient obligés de reproduire, comme un modèle d'analyse ou de synthèse, la démonstration classique (due, je crois, à Duhamel) du théorème relatif à la droite de Simson; cette démonstration est loin d'être simple, et, telle qu'elle est présentée, elle ne prouve rien" (B.M.E., 4, 1899, p. 273).

"Un pareil raisonnement n'est valable que pour le cas de figure considéré, et encore il peut arriver que ce cas ne puisse se présenter, si la figure qu'on a tracée est fausse. En tous cas, pour être rigoureux, il faudrait commencer par chercher tous les cas de figure possibles, ce qui ne paraît pas commode, dans le cas actuel" (B.M.E., 4, 1899, p. 293).

"Plusieurs lecteurs m'ont écrit que la démonstration classique est sans doute incomplète, mais qu'on sent, que dans les autres cas de figure, on peut faire une démonstration analogue et que cela suffit. Il y a là une erreur; si l'on veut rendre rigoureuse la démonstration classique, la difficulté consiste précisément à trouver tous les cas de figure possibles" (B.M.E., 4, 1899, p. 273).

Or, si l'on cherche effectivement quelles sont les configurations possibles (dont seule l'une d'elles sert d'appui à la démonstration classique), on est amené à la considération des figures suivantes. Pour chacune d'entre elles, la démonstration est à modifier (angles supplémentaires au lieu d'être égaux, confondus ou opposés par le sommet, etc...)

 

Configurations de Simson

 

Manipuler le point M pour explorer les configurations de Simson sur cette
construction Cabri-Java de la fameuse figure.
(Contact pour le projet Cabri-Java :
Gilles Kuntz)

Pour voir l'image statique des configurations de Simson, cliquer ici :

 

De plus, les sommes d'angles, considérées à l'item 6 de la démonstration classique, doivent être parfois remplacées par des différences, ou en tout état de cause, être soumises à la restriction classique: la somme de deux angles ne peut, si on veut encore parler d'angles, être supérieure à deux droits (définition d'Euclide de l'angle). De même les différences éventuelles ne doivent pas conduire à des angles négatifs, ce qui veut dire que dans une figure où l'on voit que l'angle B est inférieur à l'angle A (et qu'on considère ensuite la différence A-B), il faut démontrer précisément que dans ce cas de figure, on a bien B<A. Et ceci s'applique bien entendu à tout ce qui est vu sur chaque cas de figure.

 

L. Gérard donne deux démonstrations de la propriété de Simson, fondées sur le théorème du quadrilatère inscriptible énoncé en termes d'angles orientés de droites (et donc indépendantes des cas de figure considérés). La première est calquée sur la démonstration classique, la seconde est encore plus simple:

A - Adaptation de la démonstration "classique": (cf. figure précédente)

Le quadrilatère AMQR est inscriptible: (AC, QR) = (QA, QR) = (MA, MR).
Le quadrilatère CMPQ est inscriptible: (AC, QP) = (QC, QP) = (MC, MP).
Le quadrilatère ABCM est inscriptible: (BA, BC) = (MA, MC).
Le quadrilatère BMPR est inscriptible: (MR, MP) = (BR, BP) = (BA, BC).
(MR, MC) = (MR, MA) + (MA, MC) = - (AC, QR) + (BA, BC).
(MR, MC) = (MR, MP) + (MP, MC) = (BA, BC) - (AC, QP).
(AC, QR) = (AC, QP).
Les points Q, P, R sont alignés.

B - Une démonstration plus simple:

Le quadrilatère AMQR est inscriptible: (AM, AB) = (AM, AR) = (QM, QR)
Le quadrilatère CMPQ est inscriptible: (CM, CB) = (CM, CP) = (QM, QP)
Le quadrilatère ABCM est inscriptible : (AM, AB) = (CM, CB)
(QM, QR) = (QM, QP)
Les points Q, P, R sont alignés.

 

"Cette démonstration paraîtra plus compliquée que la démonstration ordinaire, où l'on mesure les angles par des arcs de cercles; elle est, au contraire, incomparablement plus simple, car, pour arriver à mesurer les angles, il faut d'abord distinguer les divers cas de figure possibles et, je le répète, même en se bornant au cas de figure qu'on a sous les yeux, il faudrait démontrer que ce cas est possible: autrement on arrive à démontrer tout ce qu'on veut. C'est ainsi qu'on démontre, par un raisonnement bien connu, qu'un angle aigu est égal à un angle obtus." (B.M.E., 4, 1899, p. 293).

D'autres démonstrations, plus modernes si l'on veut, sont possibles, utilisant par exemple les propriétés des similitudes, mais fondamentalement c'est toujours le théorème du quadrilatère inscriptible qui est à l'origine de la démonstration.

C - Une démonstration utilisant les similitudes:

Soit M un point du plan. Il existe une similitude unique f de centre M faisant passer de AB à AC. L'image d'un point N quelconque de AB par cette similitude est le point N', intersection de AC et du cercle passant par A, M et N.
   Soit H la projection orthogonale de M sur NN'; le triangle MNH reste semblable à lui-même quand N varie, donc H décrit une droite (d) déduite de AB par une certaine similitude. On connaît en fait deux points de cette droite, les points Q (quand N est en A) et R (quand N' est en A). La droite (d) est donc la droite QR.
   Si M est sur le cercle circonscrit à ABC, C est le transformé de B par la similitude f et le point H est en P, projection orthogonale de M sur BC. Les points P, Q, R sont alors alignés.

 

Laissons le mot de la fin une fois encore à L. Gérard:

"Quand on compare deux démonstrations, l'une générale, l'autre relative à un seul cas de figure, on est enclin à trouver la seconde plus claire que la première; mais après réflexion, on s'aperçoit que les expressions, les détails qui avaient paru obscurs ou bizarres dans la démonstration générale sont nécessaires pour embrasser tel ou tel cas auquel on n'avait pas fait d'abord attention" (B.M.E., 4, 1899, p. 273).

 

Réactions? Remarques?

Les réactions à la contribution de Michel Guillerault seront
publiées dans la Lettre de la Preuve de Novembre/Décembre

© Michel Guillerault 1998

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