Conférence d'ouverture
De lentrée dans les raisonnements mathématiques à
un développement personnel de la rationalité
Raymond Duval
Lentrée dans les pratiques du raisonnement mathématique constitue un enjeu éducatif majeur non seulement pour la compréhension des mathématiques, mais aussi pour la formation générale de lindividu, au delà même de toute application des mathématiques à la réalité. Cependant, le paradoxe et le défi auquel lenseignement se trouve confronté tient au fait quil est très difficile de faire trouver cette entrée à la majorité des élèves. Et cette difficulté, souvent relativisée, apparaît de façon brutale dès quil sagit de faire comprendre ou de faire produire une démarche de démonstration. Là, le problème nest pas celui, toujours local, des méthodes à utiliser ou des théorèmes à trouver, pour démontrer telle propriété ou telle conjecture. Il est plus profond et plus global : comment faire pour quune démonstration mathématique fonctionne comme une preuve pour les élèves, cest-à-dire pour quelle entraîne leur conviction ? Car en mathématiques, à la différence des autres disciplines, la source de conviction et le moyen de contrôle ne peuvent être quun raisonnement valide et non pas les données de lexpérience ou, plus spontanément, ce qui se voit.
Pour aborder ce problème plus global, il faut regarder lactivité cognitive impliquée par les raisonnements mathématiques, celle dont dépend la compréhension des démarches de démonstration. Comme pour lanalyse de toute activité, il faut bien y distinguer deux aspects : laspect fonctionnel et laspect structural. La fonctionnalité des raisonnements, par rapport à toutes les autres formes dactivité discursive (narration, description, explication...), est dentraîner une modification des convictions des sujets. Ainsi une démonstration fonctionne comme preuve pour quelquun lorsquelle lui fait prendre conscience de la nécessité ou de limpossibilité dune affirmation. Une argumentation dans un débat a aussi pour but de provoquer des modifications de conviction. Laspect structural, en revanche, soulève une question cruciale, que Toulmin (1958) et J. B. Grize (1982) avaient posée dans leur étude de largumentation : les mécanismes opératoires sont-ils fondamentalement les mêmes lorsquil sagit de développer un raisonnement valide pour une démonstration mathématique, que lorsquil sagit de développer une argumentation dans une discussion ou un débat ? En dautres termes, utilise-t-on les définitions mathématiques et les théorèmes comme on utilise des arguments pour justifier (warrant) une hypothèse en dehors des mathématiques ? Cest sur cette question cruciale que divergent les différentes approches didactiques de la démonstration explorées ces trente dernières années.
Dans le cadre de la conférence, nous décrirons le fonctionnement cognitif spécifique des raisonnements déductifs que lon retrouve à la base de toutes les démonstrations mathématiques. Nous montrerons quil repose sur un mécanisme discursif de substitution de propositions fonctionnant en sens contraire de celui qui permet de développer une argumentation et qui est commun aux autres formes de lactivité discursive. Ces deux types de mécanismes discursifs sont souvent confondus parce quen surface, ils utilisent des types de formulations similaires et des connecteurs communs. Cela nous permettra ainsi délucider les questions traditionnelles concernant le rôle de la logique ou les exigences de rigueur, dexactitude, de justification. Lentrée dans les pratiques de raisonnement mathématique et les démarches de démonstration commence nécessairement par la prise de conscience de la différence entre une organisation déductive du discours et une production darguments ou de justifications. Les démonstrations ne fonctionnent comme de véritables preuves, cest-à-dire font prendre conscience de la nécessité dune affirmation, que pour les élèves qui ont compris la manière très particulière dont on utilise les définitions mathématiques (qui ne ressemblent pas aux autres définitions) et les théorèmes. Cette prise de conscience et cette compréhension ne peuvent réellement survenir quà loccasion dun travail sur les démonstrations conduites en langage naturel, et non pas dans des registres purement symboliques.
Lintérêt dune entrée globale, et non pas locale, parcellaire et donc sans transfert, dans le raisonnement mathématique va au delà des capacités nouvelles quelle apporte pour la compréhension des mathématiques. Et sans faire du raisonnement mathématique le modèle de toute activité rationnelle de réflexion, ce qui serait erroné, on peut dire que sa pratique contribue fortement à la formation générale de lesprit et à celle de lindividu. Nous les évoquerons brièvement. Il y a tout dabord laccès à une interrogation exploratoire dun ensemble de possibilités. Une affirmation ne peut dabord être reçue quà titre dhypothèse, selon lacception non mathématique et commune du terme. Et, à ce titre, il y a comme le réflexe denvisager lhypothèse contraire et den chercher les conséquences. Il y a aussi et surtout un nouveau rapport aux règles. Reprenant la terminologie de Kant dans un ouvrage un peu oublié, Le jugement moral chez lenfant (1931), Piaget lavait qualifié de passage dun rapport dhétéro-nomie à un rapport dauto-nomie. Ce qui veut dire que cest la rationalité seule, et non plus une autorité ou le consensus d'un groupe, qui devient pour lindividu la source des règles dont il reconnaît alors la nécessité créatrice. Laccès à lexpérience intellectuelle des démonstrations mathématiques peut avoir un retentissement profond sur le développement de la personnalité des élèves. À condition, bien sûr, que ce soit pour eux une véritable expérience personnelle.
Références
Duval, R. 2001. Écriture et compréhension : Pourquoi faire écrire des textes de démonstration par les élèves ? In Produire et lire des textes de démonstration. Collectif coord. par É Barbin, R. Duval, I. Giorgiutti, J. Houdebine, C. Laborde. Ellipses. Paris.
Duval, R. 1995. Sémiosis et pensée humaine. Éditions Peter Lang, coll. Exploration, recherches en sciences de l'éducation. Berne, Suisse.
Duval, R. 1992-93. Argumenter, démontrer, expliquer : continuité ou rupture cognitive? Petit x, n°31, pp. 37-61.
Duval, R. 1991. Structure du raisonnement déductif et apprentissage de la démonstration. Educational Studies in Mathematics, n°22 (3), pp. 233-261.
Duval, R. et Egret, M. A. 1989a. L'organisation déductive du discours : interaction entre structure profonde et structure de surface dans l'accès à la démonstration. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives, n°2, pp. 41-65.
Duval, R. et Egret, M. A. 1989b. Comment une classe de quatrième a pris conscience de ce qu'est une démarche de démonstration. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives, n°2, pp. 65-89.
Grize, J. B. 1982. De la logique à l'argumentation. Éditions Droz. Paris.
Toulmin, S. E. 1958. The Uses of Arguments. Cambridge University Press.
Conférence de
clôture
" Papa veut que je raisonne
"
Anna Sierpinska
Plan de la conférence
1. Qu'est-ce qui caractérise les raisonnements mathématiques parmi d'autres raisonnements théoriques?
Dans les raisonnements mathématiques, non seulement une certaine partie
est sous le contrôle d'un calcul formel (numérique, algébrique,
logique
), mais la possibilité, la construction, la validité
et les limites de ce contrôle en sont des préoccupations majeures
2. Pourquoi les raisonnements mathématiques causent-ils tant de tourments,
aussi bien aux étudiants qu'aux enseignants?
2.1. Témoignages des étudiants, enseignants, chercheurs.
2.2. Hypothèses sur les causes : manque de contrôle sur la validité
de son raisonnement
, difficulté d'interpréter et d'évaluer
les raisonnements des étudiants
, risque de réduire l'apprentissage
du raisonnement à une récitation
, les preuves dans un cours
retardent ou rendent impossible l'introduction de résultats plus avancés
et utiles dans des applications
3. En quoi les raisonnements mathématiques peuvent-ils être gratifiants pour les étudiants?
3.1. Exemples de situations où le raisonnement mathématique permet
à l'étudiant de "savoir ce qu'il fait"
3.2. Hypothèses : raisonnement mathématique comme
instrument de contrôle
moyen de compréhension
moyen de résoudre des problèmes
moyen d'alléger la mémoire
4. Peut-on devenir une "grande personne" sans s'entraîner à
faire des raisonnements? Faut-il nécessairement que ce soient des raisonnements
mathématiques?
4.1. Quelles sont les caractéristiques des raisonnements : impliquant
les mathématiques? utilisés par les professionnels dans le milieu
de travail et dans les sciences?
4.2. Modèle "Euclidien" du raisonnement comme obstacle épistémologique
: exemple de la linguistique.
5. Quelles sont les conclusions de cette analyse pour l'enseignement des mathématiques?
5.1. Quels sont les dangers de l'enseignement explicite (donc soumis à
l'évaluation dans les examens) de la preuve mathématique?
5.2. "On a fait le raisonnement la semaine dernière
"
Est-il possible, et raisonnable, d'introduire le raisonnement mathématique
dans l'enseignement en tant qu'instrument de contrôle, de compréhension,
de prévision, de planification
, présent tout le temps dans
l'apprentissage, et non comme un thème isolé du programme?