Raccourcis dans les
démonstrations
par
Jean-Paul Delahaye
Universite des Sciences et Technologies de
Lille
La concision risquée des preuves humaines
contraste avec le bavardage impraticable des preuves
formelles.
Comment savoir si une démonstration est juste ? On
imagine qu'il suffit qu'un mathématicien prenne la
peine de la lire soigneusement, ligne par ligne,
après s'être informé des
définitions et des résultats connus qui
peuvent y être utilisés. Si certaines questions
sont non résolues, ce qui bien sûr est le cas,
nous saurions parfaitement lesquelles, et le travail des
chercheurs consisterait uniquement à résoudre
ces énigmes répertoriées. Partout en
mathématiques régnerait la certitude.
Cette situation, si elle était vraie,
opposerait catégoriquement les mathématiques
à la physique où rien n'établit
définitivement une théorie, laquelle n'est
qu'une hypothèse susceptible d'être mise en
cause par de nouvelles données. On sait ainsi qu'on
ne prouve pas une loi physique, qui est un
énoncé général, à partir
d'observations et d'expérimentations, qui ne sont que
des énoncés particuliers.
Les logiciens soutiendront la vision
idéalisée des mathématiques en
maintenant que, depuis le début du siècle, on
dispose de systèmes codifiés pour
écrire des démonstrations qu'on appelle des
systèmes formels. Lorsqu'on écrit une preuve
avec l'un de ces systèmes, un ordinateur peut en
vérifier la justesse sans intervention humaine. La
justesse d'une preuve formelle, disent les logiciens, est
mécaniquement vérifiable et ne demande aucune
intelligence. Or une multitude de raisons compliquent le
tableau idéal et atténuent l'image trop belle
d'une science mathématique sans états
d'âme, sans disputes, sans erreurs où
l'unanimité se ferait sur toute question et où
les désaccords pourraient se régler en prenant
des ordinateurs pour arbitres.
Nous allons évoquer les difficultés
rencontrées pour écrire des
démonstrations formelles mécaniquement
vérifiables. Ces difficultés ne signifient pas
que les systèmes codifiés pour
l'écriture des démonstrations sont inutiles ou
insatisfaisants &endash; personne n'envisage aujourd'hui de
s'en passer, et c'est à tort qu'on évoque les
théorèmes d'incomplétude de Gödel
comme arguments contre les formalismes
(voir les rubriques des mois de
novembre et décembre 1999). Les
difficultés signifient simplement que l'utilisation
des formalismes logiques est beaucoup plus délicate
qu'il n'y paraît et que le monde des
mathématiques déborde d'une complexité
qu'on ne sait pas, en pratique, enfermer dans les
boîtes aseptisées que sont les systèmes
formels des logiciens.
Dans l'introduction de son grand traité
de mathématiques, Nicolas Bourbaki a exprimé
très lucidement ce point de vue au cur de la
conception moderne des mathématiques :
"...conservant toujours présente, comme
une sorte d'horizon, la possibilité d'une
formalisation totale, notre Traité vise à
une rigueur parfaite. [...] Du fait que nous
cherchons à nous tenir constamment aussi
près d'un texte formalisé qu'il semble
possible sans longueurs insupportables, la
vérification, en principe, est aisée ; les
erreurs (inévitables en pareille entreprise)
peuvent être localisées sans excessive perte
de temps, et le risque de les voir entacher de
nullité un chapitre ou un Livre entier demeure
très faible."
Certaines
figures de cet article reproduisent des
démonstrations sans mots qui viendront
compléter celles déjà proposées
dans cette rubrique en février
1998. Ces démonstrations graphiques illustrent
une idée forte : à côté de la
présentation des démonstrations en langue
vernaculaire ou formelle, une exposition silencieuse et
géométrique des preuves mathématiques
est parfois possible.
Les preuves réelles qu'écrivent
les mathématiciens sont très
différentes des preuves formelles pour une
première raison : l'utilisation
généralisée d'abréviations.
Parmi les abréviations, il y a celles,
bénignes, qui n'introduisent aucune
ambiguïté. Le mathématicien indiquera,
par exemple que, pour gagner un peu de place, il note
a7 à la place de a x
a x a
x a
x a
x a
x a, ou sin(5)(x)
à la place de sin(sin(sin(sin(sin(x))))) ; les
parenthèses autour du 5 évitent la confusion
entre sin(5)(x) et sin5(x).
Si seules de telles abréviations
étaient utilisées, il serait facile de
traduire une preuve humaine en preuve formelle (et donc de
la vérifier mécaniquement). On demanderait
à l'ordinateur de remplacer systématiquement
chaque notation abrégée par sa version
complète et, même si cette pratique allonge le
texte, ce ne serait pas une gêne sérieuse pour
l'ordinateur chargé de le contrôler.
Les raccourcis et les
abréviations
Malheureusement la plupart des abréviations sont
ambiguës, et seul le contexte permet d'en
déterminer la signification. La notation dx, par
exemple, peut représenter le produit de la variable d
par la variable x, ou bien la différentielle de x
utilisée en calcul intégral. Le
mathématicien Littlewood cite l'anecdote où un
professeur qui écrivait le polynôme
ax4 + bx3 + cx2 + dx + e
commentait la formule en disant : "e n'est pas
nécessairement, mais peut l'être, la base des
logarithmes naturels." Le signe + désigne l'addition
entre entiers ou celle entre matrices ou toutes sortes
d'autres opérations (il n'est pas rare que, dans un
même texte mathématique, plusieurs signes +
soient utilisés, chacun se référant
à un concept différent). La notation i, selon
le texte, désignera un entier naturel, ou le nombre
complexe dont le carré vaut &endash;1, ou autre chose
encore.
On trouve aussi fréquemment des
indications qui introduisent une ambiguïté : "Le
paramètre k sera fixé dans le reste du
paragraphe, et à la place de fk(x) nous
écrirons f(x)." Les textes mathématiques sont
remplis de ces raccourcis qui rendent difficile la
traduction dans un langage formel. Les mathématiciens
en sont conscients, comme cette citation de Nicolas Bourbaki
(Algèbre linéaire, Chapitre II, p. 53)
l'atteste : "La notation uv
pourra donc prêter à confusion, et il sera
nécessaire que le contexte indique s'il s'agit d'un
produit tensoriel ou d'une application linéaire."
Mille autres exemples pourraient être
donnés.
Partout des manques
Toutes ces abréviations, après un travail
attentif et minutieux, pourraient être traquées
et supprimées du texte d'une démonstration,
alors qu'en revanche les abréviations dans la
structure même des démonstrations sont bien
plus graves. Les textes mathématiques en sont
pourtant truffés.
On comprend ce que signifie "le lecteur
vérifiera sans peine que le chiffre des unités
de 2100 est 6" ou "quand on développe (x +
4x5)12, le coefficient de
x20 est 1056" ; en prenant une feuille de papier,
le lecteur (supposé patient) s'assurera de la
justesse de ce qui est affirmé, et le bout de
démonstration qui manque &endash; un calcul &endash;
sera ainsi reconstitué.
Parfois le calcul qui permettrait la
vérification est impossible à faire sans
l'utilisation d'ordinateurs munis de programmes
particuliers. Imaginez ce que vous devriez faire pour vous
assurer de l'affirmation "il y a 9,98 % de '7' parmi le
premier million de décimales du nombre ¼" (ce qui est
un énoncé vrai qu'on trouve dans certains
ouvrages). On doit faire confiance à l'auteur qui
affirme cela, ou travailler des heures, voire des jours,
pour le vérifier.
Lorsqu'il ne s'agit que de calculs, combler le
trou présent dans la preuve humaine ne semble pas
totalement insurmontable. En revanche, comment ne pas
être inquiet quand le mathématicien,
après avoir donné la démonstration du
théorème dans le cas b positif, écrit :
"le cas b négatif se traite facilement" ou "est
analogue"? Va-t-on y arriver ? Comment ne pas devenir
franchement anxieux quand, dans le texte d'une
démonstration, on découvre le laconique et
pourtant très fréquent "Laissé en
exercice au lecteur" ?
Voici quelques exemples de ce type, tirés
du livre d'Algèbre linaire du traité Bourbaki.
D'abord le classique : "On vérifie facilement que..."
(chapitre I, p. 107). Une telle phrase ne semble pourtant
pas pouvoir guider le lecteur. Pas plus d'ailleurs que
celle-ci qui, si vous rencontrez un obstacle dans la
démonstration omise, risque de vous faire
désespérer de vous-même : "La
démonstration est encore plus simple pour..."
(Chapitre II, p. 85).
L'inévitable "on voit que..." fait bien
sûr partie de l'arsenal démonstratif du
traité (Chapitre III, p. 158). Lorsque des
précisions sont données, elles ne sont pas
nécessairement parlantes, et l'on n'est pas certain
de pouvoir s'en sortir avec celles, cryptiques, de la
démonstration de la proposition 3 du Chapitre II, p.
39, qui se termine par : "La conclusion résulte donc
de la déf. 1 et de II, p. 10, prop. 5(ii)." Plus
délicieuse encore est l'étonnante
démonstration en une ligne d'un énoncé
qui en occupe quatre : "Cela résulte de E, III, p.
29, prop.12, et E,.III, p. 42, cor.1" (Chapitre III, p.
87).
On peut même omettre les
théorèmes!
Les non-mathématiciens seront
étonnés, mais les raccourcis, même dans
les meilleurs traités, peuvent s'étendre
au-delà des démonstrations. Ainsi, parfois,
les définitions et les énoncés
eux-mêmes sont omis. Toujours dans le traité de
N. Bourbaki, on trouvera l'admirable : "Nous laissons au
lecteur le soin de formuler les définitions et
remarques analogues pour les systèmes
d'équations linéaires à gauche"
(Chapitre II, p. 146), et aussi : "On laisse au lecteur le
soin de définir un système projectif
d'anneaux... et de vérifier que..." (Chapitre II, p.
146). Pourquoi ne pas confier au lecteur le soin
d'écrire le chapitre suivant tout seul ?
Ces omissions ne sont pas sans danger, et
beaucoup de mathématiciens vous diront que,
même si elles paraissent inévitables, elles
restent périlleuses. Il est fréquent en effet
que des erreurs se produisent dans les textes
mathématiques, précisément en ces
endroits incomplètement détaillés par
un mathématicien pressé et sincèrement
persuadé que la démonstration est possible
à partir des indications succinctes qu'il propose
à titre d'argument.
Ces facilités autorisées par les
"laissés au lecteur", et autres "à titre
d'exemple, démontrons le cas numéro 5", sont
dangereuses, car tous ceux qui écrivent des textes
mathématiques savent que bien souvent ils n'ont pas
détaillé pour eux-mêmes sur une feuille
à part ces parties manquantes qu'ils suggèrent
au lecteur de reconstituer seuls. Ils y ont
réfléchi, ils sont intimement convaincus que
"ça passe", mais est-ce suffisant ? Pourtant comment
pourrait-on s'interdire ces facilités, puisque
Bourbaki lui-même reconnaît que, dans les textes
mathématiques, "l'emploi des ressources de la
rhétorique est nécessaire" (Bourbaki,
Introduction, p. 7) ?
Encouragé par le plaisir de
l'économie et l'élégance de la
concision, soucieux aussi de ne pas passer pour un
imbécile en donnant des détails sur un passage
vraiment facile, tout mathématicien écourte
ses démonstrations, et cela d'autant plus qu'il
s'adresse à des mathématiciens de haut niveau.
Assez étrangement donc, les risques sont maximaux
dans les textes présentant des résultats de
recherches. Dans un cours destiné à des
étudiants, le mathématicien essaiera de
contenir son penchant pour les brèves esquisses de
preuves, sans toutefois résister à la
tentation d'un "le cas 1 est trivial" et surtout au coup de
l'exercice. Ces laconiques pirouettes font le
désespoir des étudiants moyens, incapables de
boucher ces trous prétendument aisés, et
donnent un sentiment de culpabilité au lecteur trop
pressé qui se dispense des travaux
suggérés, dont pourtant, dans l'introduction,
l'auteur a indiqué, avec perfidie, qu'il était
important de les traiter soigneusement pour s'assurer de la
bonne assimilation du cours.
Un trou fameux
Un des plus fameux trous dans une preuve
mathématique provient d'un de ces raccourcis
imprudents. On sait que, le mercredi 23 juin 1993, à
l'issue de trois jours de conférence Andrew Wiles
concluait en public une présentation de la preuve du
Grand Théorème de Fermat (qu'il
démontrait comme cas particulier de résultats
plus généraux). Personne sur le coup ne put
vérifier la démonstration bien trop complexe,
dont seules les grandes lignes avaient été
expliquées oralement. La démonstration,
d'environ deux cents pages, fut soumise à un
comité d'experts composé de six
spécialistes qui travaillèrent des mois
durant. De nombreuses fois, ils durent interroger A. Wiles
pour obtenir des explications leur permettant de saisir le
sens de ce qui était écrit. Face à une
preuve formelle, les experts mathématiciens
n'auraient pas eu à contacter A. Wiles! A. Wiles
lui-même prétendait avoir vérifié
chaque étape de la démonstration deux fois
avant de la confier à ses collègues. À
chaque question des experts, il proposait d'ailleurs une
réponse qui levait la difficulté
soulevée. Petit à petit, A. Wiles rendait
compréhensible son document, qui, si les
mathématiques se conformaient à la description
idéalisée évoquée au
début de cet article, aurait dû l'être
dès le départ.
On avançait lentement vers une validation
totale, jusqu'au jour où une réponse ne
contenta pas totalement un expert, ni le complément
de réponse du jour suivant : il y avait un trou dans
la démonstration, que, malgré tout le soin
pris par A. Wiles, ce dernier n'avait pas vu. Le "bogue"
provenait de l'utilisation, hors des conditions
précises où il avait été
démontré, d'un procédé que A.
Wiles, dans une généralisation hâtive,
avait utilisé sans faire dans ce cas tous les
contrôles exigés.
On connaît la suite : plus de deux ans
furent nécessaires pour corriger l'erreur et arriver,
en empruntant un chemin différent de celui
proposé en 1993, à une démonstration
complète et acceptée des experts. Notons, pour
rassurer les inquiets, qu'une fois cet accord des experts
obtenu, la preuve fut confirmée par d'autres experts.
Plus aucun doute ne persiste aujourd'hui sur sa
validité, c'est-à-dire sur la
possibilité d'écrire une preuve formelle du
théorème de Fermat. La longueur de la preuve
interdit, pour l'instant, cette transcription formelle
complète, mais il n'y a aucune controverse sur son
existence. La difficulté évoquée dans
la rubrique de novembre
concernant la transcription de la preuve de A. Wiles dans le
formalisme de l'arithmétique
élémentaire de Peano (plus limité que
celui de la théorie des ensembles qui sert de
référence implicite aujourd'hui) n'entache en
rien l'unanimité qui règne sur la
validité de la preuve de A. Wiles, et, sauf à
imaginer que la théorie des ensembles est
contradictoire, la victoire est définitive.
Les controverses
Aujourd'hui, lorsqu'il y a une controverse en
mathématiques sur la validité d'une
démonstration, il est donc vrai en définitive
qu'elle ne dure jamais longtemps, et cela à cause de
la possibilité de s'approcher de plus en plus de ce
que serait la preuve formelle complète du
résultat.
Le rapport entre preuves formelles et preuves
réelles peut donc se résumer en disant : les
preuves formelles ne sont que très rarement
écrites par les mathématiciens parce qu'elles
sont très longues, mais ce sont quand même
elles qui servent de recours ultime dans l'évaluation
d'une preuve réelle dont la validité est
douteuse. C'est, en effet, en cherchant à s'approcher
pas à pas de ce que serait la preuve formelle du
résultat discuté qu'on obtient l'accord
définitif : ou bien on ne rencontre pas d'obstacles
sur le chemin qui y conduit (et qu'on emprunte rarement
jusqu'au bout) et la preuve réelle est
considérée juste, ou bien un trou
insurmontable apparaît et la preuve est insuffisante,
donc inexistante...
La suppression des controverses en
mathématiques est relativement nouvelle, car, avant
les progrès logiques du début du
siècle, il s'en présentait
régulièrement et de graves incertitudes
divisaient les esprits, même en mathématiques.
Ce fut le cas à la fin du XVIIe siècle quand
le calcul différentiel fut découvert et que la
notion de limite n'était qu'imparfaitement
maîtrisée (elle le fut par A. Cauchy,
1789-1857, et par K. Weierstrass, 1815-1897). Au moment de
la mise au point de la topologie, d'autres controverses
prolongées eurent lieu, comme celle que le philosophe
Imre Lakatos détaille dans son livre à propos
de la formule d'Euler s &endash; a + f = 2 (a est le nombre
d'arêtes d'un polyèdre ; s le nombre de sommets
; f le nombre des faces) dont il fut difficile de
préciser exactement le domaine de
validité.
Au début du siècle, une des
dernières grandes controverses en
mathématiques fut celle concernant les fondements
mais elle ne porta pas sur l'exactitude ou l'inexactitude de
preuves précises, ce fut une discussion sur les modes
de raisonnement qu'on pouvait légitimement mettre en
uvre (notions ensemblistes, axiome du choix,
raisonnements non constructifs, etc.). Aujourd'hui,
grâce aux systèmes formels, la controverse sur
les fondements des mathématiques s'est éteinte
et n'est plus qu'un problème pour philosophes dont
peu de mathématiciens se soucient. Sur toute question
importante, un accord unanime s'établit, ce qui fait
véritablement des mathématiques une science
à part.
Des doutes concernant le théorème
de Gödel exprimés juste après sa parution
par quelques mathématiciens et les
incompréhensions graves qui font douter des amateurs
de tel ou tel résultat (par exemple, la
non-dénombrabilité des nombres réels ou
l'impossibilité de la quadrature du cercle) ne
doivent pas être pris plus au sérieux que les
tentatives de réaliser un mouvement perpétuel
qui obsède les inventeurs du dimanche. Oui, en
mathématiques aujourd'hui, l'unanimité existe
concernant la justesse, et aucune controverse
véritable n'a plus cours.
Progrès dans la
formalisation
Bien que peu de mathématiciens se soucient au
quotidien de la formalisation complète de leurs
preuves, les progrès faits sur ces questions ne sont
pourtant pas négligeables.
Poincaré se moquait du fait que, pour
écrire 1 dans le formalisme du système des
Principia de Russell et Whitehead (le premier système
formel complet permettant l'écriture d'un volume
important de mathématiques), il fallait un grand
nombre de symboles, ce qu'il trouvait absurde.
Passionné par le traité de
Mathématiques de N. Bourbaki, dont les
premières pages sont constituées par la
description détaillée du système formel
sur lequel le traité s'appuie ensuite, un ami
s'était amusé à écrire
explicitement la suite des symboles représentant
l'ensemble des parties d'un ensemble sans utiliser aucune
abréviation. Le tout, une fois transcrit sur un
rouleau de papier, avait une longueur de trois
mètres.
Les systèmes formels d'aujourd'hui ne
présentent pas tous ces défauts ridicules,
car, dans le but de les manipuler, on a conçu avec
des ordinateurs des notations plus efficaces. On a
d'ailleurs, grâce à cela, pu écrire des
preuves de résultats assez avancés de
mathématiques. Les techniques mises au point à
cette occasion servent aussi à prouver la
validité de programmes informatiques, et c'est
là tout un domaine de recherche actif où la
logique vient en aide à l'informatique.
Les infiniment petits
formalisés
D'autres progrès logiques ont étonné
les mathématiciens. On désespérait de
justifier par un formalisme précis les
méthodes de calcul qui fonctionnent pourtant bien et
qui se fondent sur la manipulation des infiniment petits.
L'analyse des XVIIIe et XIXe siècles avait d'ailleurs
débarrassé les mathématiques de ces
troublants infinis qui paraissaient indomptables. Le
système formel de l'Analyse non standard de A.
Robinson, dans les années 1960, a réussi
l'exploit de proposer un usage réglé des
infiniment petits. Celui qui souhaite profiter de son
intuition de physicien pour calculer dispose maintenant d'un
formalisme qui pourra valider ses calculs, jusque-là
considérés comme non rigoureux. Les
résultats logiques connus concernant l'Analyse non
standard sont remarquables, et l'un d'eux indique que toute
propriété ne mentionnant pas les infiniment
petits démontrés dans le cadre
formalisé de l'Analyse non standard peut aussi
être démontrée sans utiliser les
infiniment petits dans le formalisme ensembliste usuel. Ce
résultat justifie a posteriori le choix fait
historiquement par les mathématiciens de se passer
des infiniment petits, mais, le connaissant, il permet
aujourd'hui à celui qui trouve commode de les
utiliser de laisser libre cours à son goût.
Preuves heuristiques et "presque
preuves"
À côté de la notion de preuve
formelle qui sert à mettre tout le monde d'accord
pour savoir ce qui est vraiment démontré, il
existe une multitude de preuves non formelles et
résolument non formalisables (du moins avec les
systèmes connus aujourd'hui) qui fournissent des
presque-certitudes. Ces preuves heuristiques, c'est ainsi
qu'on les appelle, sont étranges, car quand on les
suit, elles persuadent de la vérité des
propositions visées. Pourtant, comme pour les preuves
démontrées autrefois par les infiniment
petits, les mathématiciens les refusent. Bien
qu'elles "fassent voir que c'est vrai", tant qu'on ne
disposera pas de bons systèmes formels (analogues
à celui de A. Robinson pour l'Analyse non standard),
il sera impossible de les transformer en preuves formelles,
ce qui signifie tout simplement qu'aux yeux des
mathématiciens elles ne démontrent rien! Un
exemple de preuve heuristique difficile à transformer
en preuve formelle est indiqué sur la figure
5.
Presque, mais pas
vraiment
Un autre exemple de résultat presque prouvé
est celui qui concerne les nombres parfaits impairs,
résultat qui résiste à une
démonstration depuis 20 siècles. Un nombre
parfait est un nombre qui est égal à la somme
de ses diviseurs différents de lui-même. Le
nombre 6 qui est divisible par 1, 2, 3 est un nombre
parfait, car 6 = 1 + 2 + 3. C'est le plus petit nombre
parfait, et les trois suivants sont 28, 496, 8128.
Existe-t-il des nombres parfaits impairs ? La question est
posée depuis plus de deux millénaires.
Personne n'en a jamais trouvé, mais personne n'a
démontré qu'il n'en existait pas.
Malgré cette absence de démonstration, tout le
monde est persuadé aujourd'hui qu'il n'existe pas de
nombre parfait impair, car on a démontré
(rigoureusement) une grande quantité de
propriétés que devrait posséder un tel
nombre parfait impair N, s'il en existe.
&endash; Un nombre parfait impair N, s'il en
existe, possède au moins 8 facteurs premiers
différents et, s'il est multiple de 3, il doit en
posséder au moins 11 (P. Hagis, 1983).
&endash; Un nombre parfait impair N, s'il en existe,
est tel que la somme des inverses de ses facteurs
premiers est située entre 0,596 et 0,694 (D.
Suryanarayan, P. Hagis, 1970).
&endash; La plus grande puissance d'un nombre premier
qui divise un nombre parfait impair N, s'il en existe,
est plus grande que 1020 (G. L. Cohen,
1988).
&endash; Un nombre parfait impair N, s'il en existe,
est plus grand que 10300 (R. Brent, G.L.
Cohen, H. te Riele, 1989).
&endash; Un des facteurs premiers d'un nombre parfait
impair N, s'il en existe, dépasse 106
(P. Hagis. G.L. Cohen, 1998), un autre dépasse
104, et un autre encore dépasse
103 (1999, D. Iannucci).
Remarquez que certains résultats ont
été démontrés il y a seulement
quelques mois. Il semble qu'aucun nombre ne puisse
vérifier toutes ces conditions à la fois (mais
ce n'est pas rigoureusement établi), et donc on croit
plus fortement que jamais qu'il n'existe aucun nombre
parfait impair. Ce sentiment et l'idée qu'on est
arrivé à quelques millimètres du
résultat final ne constituent pas une preuve
mathématique formalisable, et donc, comme c'est
toujours le cas, aucune controverse n'a cours sur ce point :
aussi fort que soit notre sentiment qu'on a qu'il n'existe
pas de nombres parfaits impairs, personne ne prétend
que c'est prouvé.
Références
Bourbaki N., Éléments de
mathématique, Paris.
Lakatos I. (1984) Preuves et réfutations.
Paris : Éditions Hermann.
Nelsen R. (1993) Proofs Without Words : Exercices in
Visual Thinking, The Mathematical Association of America,
1993, ISBN 0-88385-700-6.
Dieudonné J. (1987) Pour l'honneur de l'esprit
humain, Hachette, 1987.
Salanskis J.-M. (1999) Le constructivisme non
standard, Presse universitaires du Septentrion, ISBN
2-85939-604-7, 1999. (À propos de l'Analyse non
standard).
Singh S. (1998) Le dernier théorème de
Fermat, Éditions J.-C. Lattès, 1998.
Jean-Paul.Delahaye@lifl.fr
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