La lettre de la Preuve

       

ISSN 1292-8763

Janvier/Février 2000

 
Articulation et structuration des conceptions dans la classe de mathématiques : arguments et connaissances publics

par

Patricio Herbst
Michigan University, USA

Si la classe de mathématiques est considérée comme un système de connaissances publiques, quelles sont alors les utilisations possibles de l'argumentation dans l'explicitation et la structuration des connaissance dans ce système ? L'expression connaissance publique est employée ici pour indiquer deux distinctions simultanées. Les mathématiques de la classe en tant que connaissance publique sont distinguées (1) des mathématiques (prescrites) à transmettre et à apprendre (la connaissance officielle), et (2) des mathématiques (connues ou développées) par les individus qui occupent les rôles d'étudiants ou de professeurs (leur connaissance personnelle). Ces distinctions sont analytiques ; elles ne visent pas à discréditer ou à négliger la connaissance officielle ou personnelle. Plutôt, ces distinctions servent à identifier le défi à relever : celui donner de la consistance à une notion de connaissance publique qui est dialectiquement attachée aux deux autres notions.
   Nous devons trouver des moyens de parler de la relation entre argument et connaissance mathématique dans la complexité de la classe de mathématiques. Les problèmes soulevés par la preuve dans la classe de mathématiques, ont souvent été repérés en termes de structure logique du discours mathématique ou de la conviction personnelle des protagonistes. Se centrer sur les mathématiques de la classe vise à développer une voie pour parler de la preuve d'une façon plus étroitement liée à la construction par la classe d'une connaissance mathématique.
   Des exemples récents de recherche sur le terrain de la classe de mathématiques (par exemple, Yackel et Cobb, 1996; Ball et Bass, sous presse) ont encouragé à penser la classe de mathématiques comme lieu où un genre spécifique de savoir mathématique existe et fonctionne. L'exemple, donné par Ball, des "nombres de Sean" (les nombres qui sont des multiples impairs de deux -- tels que 6 ou 10) illustre très clairement qu'une telle spécificité ne signifie pas simplement une façon de faire particulière, indigène, mais elle implique les objets indigènes (1) propres à cette manière (Ball, 1993). Je suggère que de telles observations confortent l'hypothèse que la classe de mathématiques est un lieu cognitif : un genre d'écosystème qui produit ses propres objets de connaissance et, certains penseraient, ses propres codes de communication, ses propres formes substantielles d'argumentation, ses théories particulières (indigènes), et ses propres dispositifs dede constitution d'une mémoire. Selon l'hypothèse que la classe de mathématiques est un lieu cognitif, la mathématique de la classe est permise (et contrainte) autant par les individus impliqués comme systèmes cognitifs que par la structure de la connaissance à enseigner, mais est irréductible à l'un ou l'autre de ces facteurs. Étudier un tel système de connaissance publique peut nous aider à comprendre plus systématiquement quelles mathématiques pourraient être connues et faites dans les écoles. Alors que la connaissance sur la façon dont les individus développent des idées mathématiques spécifiques, ou sur la façon d'organiser la connaissance à apprendre, motive et justifie que des changements soient entrepris dans la mathématique scolaire, elle n'est pas suffisante pour estimer le coût de ces changements ou même pour démontrer qu'ils sont possibles. Nous devons en savoir plus sur la logique qui sous-tend les pratiques liées à la connaissance mathématiques scolaire afin d'envisager les conditions de possibilité de tels changements.
   Les perspectives traditionnelles de la recherche en éducation mathématiques sur la preuve peuvent être corrélées avec les façonj de concevoir la classe de mathématiques évoquées dans leurs grandes lignes dans le paragraphe précédent. Des chercheurs intéressés par la question du développement individuel de la notions de preuve, on définit la preuve comme une stratégie par laquelle les gens se convainquent ou persuadent de la validité de leurs assertions mathématiques (e.g. Harel et Sowder 1998). En revanche, les chercheurs intéressés à déterminer les importations de la preuve mathématique (comme pratique générale des sciences mathématiques) dans la pratique en éducation de mathématiques ont considéré la preuve comme mode générique de validation et d'explication de la vérité en mathématiques (e.g. Fawcett 1938 ; Hanna 1995). Ces perspectives peuvent être utiles pour étudier le développement de la notion de la preuve chez des individus ou pour suivre l'ajustement entre ce qui est appelé preuve dans la classe de mathématiques et dans les mathématiques. Cependant, la conceptualisation de la classe comme système de connaissances publiques recommande que soit évité une réduction de preuve à un moyen de conviction ou à la logique. Au contraire, la conceptualisation de la classe comme système de connaissances publiques suggère de prendre en charge d'autres types de problèmes qui semblent être critiques pour une exploration de la notion de preuve dans la salle de classe. Ces problèmes concernent les rôles possibles de l'argumentation en constituant, en explicitant et structurant un système de connaissances publiques.
   Les problèmes de constitution, d'explicitation et de structuration de connaissances publiques engagent, au moins, des tensions entre la connaissance comme produit (en tant que richesse publique) et la production de la connaissance (en tant que travail public), à un niveau global (accumulation et croissance) et à un niveau local (création et commerce). À un niveau global on peut penser à une tension entre la structure de la connaissance (comme produit) et la structuration de la connaissance (en tant qu'élément de sa production). Ces tensions peuvent être apparaitre dans l'histoire des mathématiques aussi bien que dans le développement individuel des idées mathématiques. La réflexion suivante sur les pratiques mathématiques et leur histoire devrait aider à mettre en évidence l'existence d'une relation étroite entre une notion substantielle d'argumentation (ou de preuve), fondée sur la pratique, et les problèmes de connaissances publiques présentés ci-dessus.
   La création et le commerce de la connaissance dans la pratique mathématique concernent fondamentalement l'articulation de la définition des objets et de la preuve des théorèmes (énoncés si-alors à propos de ces objets). Il y a toujours une tension entre l'intérêt à prétendre une conclusion et la possibilité de l'établir dans la continuité avec ce qui est connu : cette tension associe la conclusion (énonçant un fait catégorique) et la proposition (fournissant un énoncé hypothétique). Dans la mesure où l'on peut plus ou moins mettre les conditions sous le "si", une preuve sera plus ou moins probablement réalisé et, ainsi, apportera une garantie à la conclusion prétendue. Mais clairement, ces conditions peuvent être si exigentes ou la preuve si insignifiante que l'énoncé hypothétique peut devenir sans importance. Les mathématiciens ne s'efforcent pas simplement de fournir la preuve la plus impeccable qu'une conclusion est justifiée, ils cherchent également les conditions (relativement) minimales qui permettent à une preuve acceptable d'exister -- et ceci soulève naturellement l'attente de l'ingéniosité dans la preuve elle-même (2). Le travail de la preuve, à ce niveau local de la production de la connaissance mathématique, ne peut pas être réduit à la forme logique de l'argument (dans la mesure où il implique une connaissance substantielle et des considération liée à la valeurs d'une connaissance). Le travail de la preuve dans cet aspect local de la production de la connaissance mathématique ne peut non plus être réduit à la connaissance personnelle des participants (en tant qu'il implique une synthèse entre les positions epistémologiques qui coexistent habituellement chez une personne).
   L'accumulation et la croissance de la connaissance mathématique concernent fondamentalement la structuration des théories mathématiques, des mémoires, des discours, ou des textes (ce qui pourraient être compris comme des architectures intellectuelles qui intègrent un corps d'objets et de propositions prouvées, et suggèrent des problèmes pour les travaux futurs). Il y a toujours une tension entre la capacité de théories d'accueillir un grand nombre des résultats dans une structure cohérente (l'aspect d'accumulation) et la capacité des théories de permettre la formulation réelle des problèmes et la production des solutions (l'aspect de croissance). Cette tension affecte les contraintes auxquelles une preuve est soumise. Si une théorie permet à une communauté des chercheurs de percevoir ce qu'il y a à faire, elle doit permettre des intuitions qui ne soient pas formalisées ou axiomatisées, concentrant la rigueur là où elle est nécessaire, évitant d'entraver l'intuition. Réciproquement, si une théorie rend compte de façon cohérente de ce qu'une communauté sait, elle a besoin d'outils pour éviter les arguments circulaires ou l'ambiguïté de l'information. (3) Le travail de la preuve, à ce niveau global de production de la connaissance mathématique, ne peut pas être réduit à la construction d'une architecture logique (dans la mesure où elle n'implique pas seulement l'existence d'une structure logique mais aussi un fondement rationnel substantiel et prospectif). Le travail de la preuve, à ce niveau global de production de la connaissance mathématique, ne peut pas être réduit au partage de connaissances personnelles des participants (alors que les théories impliquent la reconstruction de passés fictifs mais communs et la potentialité d'un futur commun).
   La recherche d'une notion de preuve pour la classe peut, donc, bénéficier d'un examen de questions analogues d'explicitation et de structuration des mathématiques (de la classe). Cette proposition vise ainsi à attaquer le problème de la preuve dans la salle de classe en le contournant. Au lieu d'abstraire une notion générique de preuve des mathématiques comme discipline, ou d'agréger les façons dont des protagonsites dans la salle de classe sont individuellement convaincus, la métaphore de la production économique aide à donner une définition opératoire de la preuve de la perspective de connaissance publique. La définition temporaire que je suggère inclut et étend celle proposée par Balacheff (1987, p. 147):

La preuve est une explication [du caractère de vérité d'une proposition] reçue par une communauté donnée à un moment donné. La décision pour l'accepter pour tel peut être l'objet d'une discussion dont l'objectif principal est de déterminer un système commun de validation pour les interlocuteurs.

Je propose que la preuve puisse, au commencement, être conçue de comme un outil prospectif et rétrospectif pour un controle public de la production de la connaissance: ce qui compte comme une preuve dépend de ce qui est (et va être) fait et connu à de divers niveaux d'activité cognitive (problèmes, propositions, modèles, théories).
   L'accent sur les objets de la connaissance publique en jeu dans la classe favorise la prise de conscience de ce que le fait de reconnaitre la formulation d'une assertion, appelle une évaluation des façons normatives de représenter et d'énoncer qui sont spécifiques de ces objets. La reconnaissance des conditions dans lesquelles une assertion est formulée et de la validité de sa "preuve" dépendent des conceptions en vigueur et de celles qui sont tenues à l'écart. Savoir ce qui peut compter comme assertion ou comme preuve au regard de la mathématique de la classe, ne peut être compris seulement dans les termes d'une logique particulière mais générique, ou d'un langage particulier (indigène) mais générique. Une recherche plus fine pour la compréhension de la preuve dans la classe de mathématiques pourrait s'appuyer sur un travail dans des champs conceptuels spécifiques plutôt que dans les mathématiques en général.
   Il y a une relation importante entre ce qui peut probablement compter pour "preuve" et la façon dont les conceptions sont explicitées. Les diverses conceptions liées à une notion mathématique ne sont pas susceptibles d'être disponibles à tout moment (même si les étudiants les ont utilisées dans le passé). Ceci semble suggérer un certain travail, et aussi placer des limites, sur quels arguments et contre-exemples peuvent être proposés. Quels sont les arguments par lesquels diverses conceptions liées à une notion mathématique donnée sont intégrées dans la connaissance publique? Si diverses conceptions sont réconciliées dans une théorie unifiée, comment sont-elles amenées dans une argumentation qui les "opposerait", que "disent-elles", et comment "développent-elles" un argument normal "? Si une telle réconciliation ne se produit pas, de quelles façons des conceptions parallèles et déconnectées mettraient à jour leurs propres signification d'un "d'argument normal" ? Ces questions sont formulées metaphoriquement parce qu'une partie importante du travail à faire implique de développer la théorie qui peut les formuler en termes plus précis.
   Nicolas Balacheff (en grande partie inspiré par la théorie de Gerard Vergnaud's des champs conceptuels et par la notion d'obstacle épistémologique de Gaston Bachelard) a fourni une caractérisation abstraite des conceptions qui permet de décrire des exemples significatifs d'argument. Une conception mathématiques est définie comme un domaine de pratique cohérent et modelisé comme un quadruplet composé de quatre systèmes reliés entre eux, à savoir :

• P ensemble de problèmes,
• R les opérateurs qui permettent de traiter les problèmes,
• L les systèmes de la représentation
• … une structure de contrôle (incluant des types de preuve)

J'ai suggéré que la question de savoir ce à quoi pourrait ressembler une preuve, est étroitement lié à l'explicitation et la structuration des conceptions des élèves : ce qui compte pendant que preuve et ce qui fonctionne en tant que preuve dépend de ce que la classe connaît et pourraient connaitre. Alors qu'une telle conceptualisation de la preuve peut répondre à une vision des mathématiques scolaires plus étroitement liée à ce que font les mathématiciens, elle augmente aussi les enjeux du professeur. Dans une telle vision de la preuve dans les mathématiques scolaires, quels sont les outils disponibles pour le professeur pour engager des étudiants dans l'argumentation et pour s'assurer que de telles argumentations sont mathématiques ?
   L'étude de la façon dont des conceptions sont explicitées et structurées fournit une base pour comprendre la rationalité derrière les utilisations ou les manques d'utilisation d'arguments. On sera alors en meilleure position pour comprendre plus précisément quels sont les défis spécifiques que les professeurs relèvent dans l'essai de rendre les pratiques des mathématiques scolaires plus semblables à celles des mathématiciens. De plus, il sera peut être capable de travailler au développement de moyens techniques pour relever ces défis.

Notes

(1) le fait que les nombres de Sean admettent d'une définition mathématique précise n'en fait pas des objets des mathématiques des mathématiciens (en eux-mêmes ils sont relativement inintéressants pour être créés) Jusque là il n'y a aucun impératif culturel pour enseigner et apprendre les nombres de Sean, mais ces nombres néanmoins émergent comme des objets mathématique dans la classe de Ball, ils peuvent être un exemple d'un objet "indigène".[retour]
(2) Par exemple, il est relativement facile de prouver le théorème d'Euler (que sommets plus faces moins arêtes égales 2) pour le cas d'un polyèdre convexe, en utilisant la géométrie projective. L'observation que cet invariant tient pour d'autres (mais non tous les) polyèdres a imposé la nécessité de définir le plus grand ensemble d'objets pour lesquels ce théorème est vrai (par conséquent, la définition du polyèdre simple) et de rechercher de nouveaux outils qui permmette une preuve. L'argument résultant était toujours contraignant, bien qu'un peu plus métaphorique que l'argument projectif (voir Frechet et Fan, Lakatos). Ce qui a compté comme preuve acceptable fut un émergent de la meilleure synthèse entre l'intérêt à prétendre la conclusion et l'importance de la proposition énoncée. [retour]
(3) Il me semble qu'un exemple typique de cet équilibre est trouvé dans les éléments d'Euclide (exactement avec tous ses mérites et défauts) [retour]

  

References

Balacheff N. (1987). Processus de preuve et situations de validation [Processes of proof and situations of validation]. Educational Studies in Mathematics, 18, 147-176.
Ball D. L. (1993). With an eye on the mathematical horizon: Dilemmas of teaching elementary school mathematics. The Elementary School Journal, 93, 373-397
Ball D., Bass H. (in press). Making believe: The collective construction of public mathematical knowledge in the elementary classroom. In D. Phillips (Ed.), Constructivism in education: Yearbook of the National Society for the Study of Education. Chicago: University of Chicago Press.
Fawcett H. (1938). The nature of proof&emdash;The National Council of Teachers of Mathematics Thirtheenth Yearbook. New York: Bureau of Publications of Teachers College, Columbia University.
Hanna G. (1995). Challenges to the importance of proof. For the Learning of Mathematics, 15(3), 42-49.
Harel G., Sowder L. (1998) Students' proof schemes: Results from exploratory studies. In: A. Schonfeld, J. Kaput J., and E. Dubinsky (eds.) Research in collegiate mathematics education III. (Issues in Mathematics Education, Volume 7, pp. 234-282). American Mathematical Society.
Yackel E., Cobb P. (1996). Sociomathematical norms, argumentation, and autonomy in mathematics. Journal for Research in Mathematics Education, 27, 458-477.

 

 

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seront publiées dans la Lettre de la Preuve de Mai/Juin 2000

© Patricio Herbst

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