Sekiguchi Y. (2000)
Démonstration, argumentation et communication dans la classe, une perspective japonaise
(traduction libre N. Balacheff)

Contribution à : Paolo Boero, G. Harel, C. Maher, M. Miyazaki (organisers) Proof and Proving in Mathematics Education. ICME9 TSG 12. Tokyo/Makuhari, Japan.

© Yasuhiro Sekiguchi

Cette contribution discute les relations entre argumentation et démonstration dans une perspective culturelle. Certains chercheurs ont récemment suggéré que l'apprentissage de la démonstration ou de la preuve devrait prendre place dans le contexte d'une activité d'argumentation, en d'autres termes dans le contexte de l'échange de conjectures, d'explications, de justifications et de réfutations entre les élèves. Je discute ici cette idée dans une perspective culturelle, prenant pour cas la culture japonaise, et je montre qu'une prise en considération précise de la culture dans la société et dans la classe, est nécessaire pour implanter l'apprentissage de la démonstration dans des activités d'argumentation.
  Dans ce but j'utilise le concept de communication comme un cadre général. Parce que je considère que (1) les aspects culturels sont bien représentés dans le style de communication, (2) l'argumentation est un type verbal de communication, et (3) la démonstration est une composante importante de la communication dans la communauté mathématique.
  Dans ce qui suit, je décris d'abord les styles de communication dans la culture japonaise, les comparant avec ceux de la culture occidentale. Ensuite, je considère l'argumentation et la démonstration dans les écoles japonaises, me concentrant sur la façon dont elles sont liées aux styles de communication généraux dans la culture japonaise.

Communication et argumentation dans la culture japonaise

Barnlund (1975) a mis en évidence que la culture japonaise traditionnelle ne place pas toujours au plus au niveau de valeur la communication verbale dans les activités de communication. Le but de la communication publique est la création d'une harmonie ("wa") parmi les participants. La divergence d'opinion est conçue comme une menace pour cette harmonie. Aussi, les personnes ont-elles une tendance à éviter l'expression d'un désaccord en public. L'harmonie est souvent symbolisée par une uniformité et une homogénéité de l'apparence, du comportement, de l'expression, etc., au sein de la communauté. La communauté insiste sur les obligations sociales ("gimu", "giri", "tatemae") en son sein. La coopération plus que la compétition est hautement valorisée. Ainsi, une personne qui manque d'attention aux obligations communautaires en subit parfois des conséquences dans un registre de caractère plutôt émotionnel -- par exemple, accusation, mise à l'écart, ou expulsion -- que rationnel. Il est bien connu que même dans les conférences universitaires, les japonais entrent rarement ouvertement dans des débats contradictoires ; exprimer une opposition de façon directe est considéré comme une impolitesse : l'opposition est habituellement exprimée indirectement ou euphémiquement. Ce style japonais de communication pourrait être appelé le "modèle collectif" (Moeran 1984).
  Bien sûr, les individus de sont pas toujours d'accord entre eux, quelle que soit la culture. Ils doivent avoir la possibilité d'exprimer et de négocier leurs opinions personnelles. Le "modèle collectif" (NdT: "group model" dans le texte) ne décrit pas ces possibilités. Comme Morean le met en évidence, il existe un modèle complémentaire dans la communication japonaise (un modèle "d'échange social"), dans lequel les individus échangent leurs opinions spontanées et leurs impressions (Morean 1984). Dans des occasions informelles, comme des discussions privées entre amis proches ou des conversations lors d'une "drinking party" entre collègues de travail, les personnes expriment de façon plutôt ouverte leurs opinions et sentiments ("ninjo", "honne") et les négocient.
  A propos du processus d'échange d'opinion dans les cultures occidentales, Toulmin (1958) décrit un format d'argumentation (le "modèle de Toulmin") qui comprend quatre composants : "affirmation", "fondement", "garantie" et "qualificateur" (indique la force d'une garantie). Ce sont là les "armes" du style occidental d'argumentation. Comme Lakoff et Johnson (1980) le suggèrent, une métaphore de la "guerre" sous-tend cette argumentation:

Beaucoup de ce que nous faisons en argumentant est partiellement structuré par le concept de guerre. Bien qu'il n'y ait pas de bataille physique, il y a une bataille verbale, et la structure de l'argumentation -- attaque, défense, contre-attaque, etc. -- en rend compte (ibid. p.4)

Par contraste, au Japon, pour évoquer l'échange de propos en public ou en privé est habituellement on utilise le mot "hanashi-ai" ; ce mot signifie conversation ou consultation mutuelle, et ne signifie pas guerre. Parce que les personnes essaient d'éviter une confrontation directe, elle tente d'avancer leurs opinions de façon ambiguë de telle façon qu'elles puissent les abandonner ou les changer aisément si d'autres indiquent leur opposition. Aussi, les protagonistes de "hanashi-ai" ne mettent-ils pas en général en avant des moyens de défense logique tels que "fondement", "garantie" ou "qualificateur". Même dans les situations dans lesquelles le modèle d'échange social fonctionne, les personnes tendent à éviter d'utiliser les armes de la logique parce qu'elles ont le sentiment que l'argumentation logique est impersonnelle ("katakurushii"). Dans la vie ordinaire, logique ("ronri") est souvent pris pour "rikutsu". Ce dernier mot est souvent utilisée de façon dérogatoire. Les arguments qui soulignent "rikutsu" sont considérés comme étant superficiels et ne touchant pas l'audience. Ainsi, même dans le modèle de l'échange social, l'argumentation logique n'a pas la faveur.

Argumentation et preuve dans les classes japonaises

Dans les écoles japonaises, la vie de la classe offre des occasions d'interactions formelle ou informelles, au sens de la culture japonaise. Les leçons appellent habituellement des échanges d'opinions dans la classe entière ou en petits groupes. Ces échanges sont encore appelés "hanashi-ai" comme dans la société adulte, et les enseignants jouent un rôle important dans la gestion des "hanashi-ai" dans la classe.
  Comme cela a déjà été dit, offrir au débat public des arguments personnels n'est pas encouragé par la culture japonaise. Cependant, à l'école, les enfants ne sont pas entièrement socialisé au sens de la culture adulte. Ils expriment parfois directement leur opposition ou désaccord au cours de discussions dans la classe, et peuvent mettre en danger l'harmonie de la classe. L'enseignant joue un rôle important dans cette circonstance, il exprime du respect pour les idées des enfants, qu'elles soient correctes ou non. L'enseignant essaie d'utiliser le conflit entre les enfants comme une bonne occasion pour approfondir leur compréhension de ce qui est en question. C'est à dire qu'il ne prend pas en charge le conflit seulement comme le problème des enfants qui y sont engagés, mais au contraire il le tourne en un problème pour la classe entière : le conflit et partagé entre les membres de la classe, il devient "notre" problème (cf. Lewis, 1995, pp. 125-130). L'enseignant encourage la classe entière à y réfléchir et à faire des suggestions. Tous les membres de la classe sont sensés travailler ensemble à trouver une solution au problème, de telle façon que la solution obtenue permette de restaurer l'harmonie de la communauté de la classe.
  Les enseignants japonais posent un problème plutôt stimulant lors du début de la leçon. Ils encouragent les élèves à présenter leurs propres idées pour contribuer à une solution. Lors de la leçon, l'enseignant demande aux élèves de faire "hanashi-ai" en petits groupes, ou en classe entière. Parce que le problème est difficile, les élèves formulent souvent des conjectures et des idées fausses, et font des erreurs dans des procédures. Comme le problème est laissé ouvert, les enfants peuvent aussi produire plusieurs solutions différentes. L'enseignant les encourage à comparer leurs idées et solutions, à cette occasion des contre-exemples peuvent être trouvés et des contre-arguments peuvent être apparaître. L'enseignant utilise à dessein de telles opportunités pour stimuler la réflexion des enfants. La discipline (ou morale) traditionnelle japonaise met un accent très fort sur la réflexion ("hansei") sur les erreurs faites par soi-même et sur l'appréciation des contributions des autres, elle encourage ainsi la coopération entre les enfants (cf. Lewis, 1995). Bien que "hanashi-ai" puisse conclure sur quelle solution est meilleure, correcte, efficace, élégante, ou avoir d'autres qualités encore, la compétition entre les enfants est en général découragée. Ainsi, en principe, il n'y a ni gagnant, ni perdant dans "hanashi-ai", contrairement au style de l'argumentation occidental.
  Les leçons de mathématiques dans les écoles japonaises mettent l'accent sur le "wakaru" (compréhension) des idées mathématiques. Mémoriser des formules ou développer la dextérité, ne sont pas considérés comme des thèmes centraux de l'apprentissage. Dans les mathématiques scolaires, nous insistons sur l'importance qu'il y a à poser la question du "pourquoi " dans la réfexion : les questions "pourquoi ?" encouragent l'interrogation sur les origines" (causes, prémisses fondamentales) des phénomènes étudiés et la description d'un chemin (causal ou logique), "sujimichi", qui conduise des origines au phénomène. Répondre à la question "pourquoi ?" est appelé "wake" ou "riyu" (raisons). Les activités pour trouver et expliquer "wake" ou "riyu" sont considérées comme essentielles pour l'apprentissage de la démonstration au Japon.
  Démonstration est traduit par "shoumei" en japonais. Au secondaire (junior hight school), expliquer "wake" ou "riyu" est souvent traduit par "setsumei". Les activités pour "setsumei" sont habituellement conduites avant l'introduction du concept de démonstration, "shoumei". Les termes "wake", "riyu" et "setsumei" sont communément utilisés par les élèves dans leur vie quotidienne. Par contraste, le terme "shoumei" apparaît rarement dans le vie quotidienne ; aussi doit-il être explicitement introduit et enseigné à l'école. Dans les écoles japonaises, le terme "shoumei" est d'abord introduit en mathématiques, au cours de leçons de géométrie, en huitième année de la scolarité. Au cours d'une leçon, "shoumei" d'un assertion mathématique et habituellement défini soit comme l'acte de montrer logiquement que l'assertion est vraie, soit comme le produit de cet acte sous la forme d'un texte écrit. Enfin, "shoumei" est conçu comme un type particulier de "setsumei", caractéristique des mathématiques.
  L'enseignement de la démonstration a été traditionnellement pensé dans le cadre du "modèle collectif", mentionné plus haut, de la communication japonaise. "Shoumei" doit dériver l'assertion énoncée des prémisses acceptées ; cela correspond à l'idée de "suivre les obligations sociales de la communauté". Ainsi, le "modèle collectif" de la communication publique japonaise semble être bien adapté au processus d'expression des preuves. L'enseignement de la démonstration et la structure de "hanashi-ai" dans les classes japonaises semblent plus consistantes avec le style traditionnel de communication au Japon, que le modèle de Toulmin.

Les conclusions ci-dessus suggèrent qu'il serait culturellement difficile pour les japonais d'implanter complètement le modèle d'argumentation de Toulmin dans la classe, et donc d'enseigner la démonstration comme une activité de nature argumentative. L'idée que l'apprentissage de la démonstration devrait prendre place dans le contexte d'une activité argumentative semble nettement être le résultat d'une influence occidentale. Les enseignants japonais doivent-ils adopter une telle idée ?

References

Barnlund D. C. (1975) Public and private self in Japan and the United States: Communicative styles of two cultures. Tokyo: The Simul Press.
Lakoff G., Johnson M. (1980) Metaphors we live by. Chicago: The University of Chicago Press.
Lewis C. C. (1995) Educating hearts and minds: Reflections on Japanese preschool and elementary education. Cambridge, UK: Cambridge University Press.
Moeran B. (1984). Individual, group and seishin: Japan's internal cultural debate. Man 19, 252-266.
Toulmin E. S. (1958) The uses of argument. Cambridge. UK: Cambridge University Press. [Traduction française : Les usages de l'argumentation (de Brahanter P., traducteur). Paris: PUF, 1993]

NdT : termes repris de la traduction française de Toulmin