Richard P. R. (2000)
L'inférence figurative.

Contribution to: Paolo Boero, G. Harel, C. Maher, M. Miyazaki (organisers) Proof and Proving in Mathematics Education. ICME9 TSG 12. Tokyo/Makuhari, Japan.

© Philippe R. Richard

Introduction

À défaut d'un apprentissage spécifique, l'élève de l'école secondaire (étape 12-16 ans) méconnaît les procédures de preuve reconnues par la communauté mathématique. Au point que la réalisation de preuves authentiques, articulée éventuellement par un raisonnement déductif, paraît exceptionnelle. Pourtant, même en début d'étape, le problème du degré de certitude sur les notions considérées habite de nombreux moments, que se soit pour se convaincre du bien-fondé d'une propriété ou pour valider une conjecture. L'élève développe alors des habitudes discursives qui s'enracinent aussi bien dans l'histoire de la classe que dans la vie quotidienne, ce qui soulève l'attention pour le raisonnement qu'il sait utiliser en situation de validation.
  Bien que l'interaction sociale et le rôle de tuteur de l'enseignant demeurent déterminants dans la formation des procédures de preuve, l'étude qui porte sur l'état d'habitudes acquises par l'analyse de preuves écrites &emdash; et non pas sur le processus d'acquisition dans son ensemble &emdash; permet de décomposer la structure discursive de la sémiotique des textes. Ainsi, à partir de situations-problèmes géométriques, nous avons identifié un pas de raisonnement, employé effectivement par l'élève, qui se fonde sur les caractéristiques intrinsèques et extrinsèques de la figure géométrique.

Apparition de l'inférence figurative

De la formulation d'une conjecture à la réalisation d'une preuve, les processus de figuration, de signification et le raisonnement s'interpénètrent tellement qu'il devient difficile de discerner quand et comment ils interviennent. D'une part, on sait bien que le raisonnement en géométrie ne porte pas seulement sur des mots ni sur des symboles, mais aussi sur des dessins et des images visuelles (images mentales). En situation de validation, le raisonnement contrôle autant l'action (construction de tracés ou maniement d'outils de dessin) que la réflexion (développement d'images visuelles et de leurs relations avec l'idéal). D'autre part, même lorsqu'on admet une distinction entre le raisonnement verbal (linguistico-symbolique) et le non-verbal (non linguistico-symbolique), on ne considère généralement pas la possibilité que ce dernier puisse s'associer aux formes du discours autrement que dans la pensée intuitive ou dans celle qui se tourne exclusivement vers l'action. Or, en posant un diagnostic sur la structure discursive de preuves concrètes produites par des élèves de 14-15 ans (Richard, 1999), nous avons montré que ceux-ci se servent d'un type d'inférence à partir du registre sémiotique d'un dessin à caractère géométrique. Pour susciter ou justifier certains pas de raisonnement, l'élève incorpore un dessin &emdash; ou une bande dessinée &emdash; à la structure discursive de la preuve au même titre qu'une proposition verbale, par adjonction du raisonnement graphique au raisonnement discursif. L'identification d'une inférence figurative se produit lorsqu'il est impossible de saisir localement le raisonnement en masquant le dessin, même si on tente simultanément de rapprocher la proposition verbale inférée de la continuité thématique développée dans la preuve.

Registre sémiotique d'un dessin

Hormis en situation de contemplation, la notion de figure géométrique ne coïncide pas avec une image pétrifiée, figée dans un même état ou purement involutive, sans être conditionné par une demande ou sans résulter d'une opération. Au regard de la visualisation, de l'interprétation ou de la validation, la figure géométrique se compose d'unités signifiantes (points, ensembles de points qui partagent une même caractéristique ou qui découlent d'une transformation) qui se combinent entre elles selon les fonctions qu'elles y occupent. En tant que représentation matérielle de la figure, le dessin se laisse découper à son tour en unités signifiantes et fonctionnelles, même si la signification de ces unités ne se réfère pas à l'idéal théorique sinon à un modèle personnel, voire implicite (comme celui qui se base sur la confusion entre l'idéal et sa représentation tangible). Ainsi, dans un dessin, les unités signifiantes sont les signes élémentaires (v. g. le tracé d'un segment pour représenter une droite) qui se raccordent d'abord en syntagmes graphiques (v. g. le petit carré posé à l'intersection de deux segments pour signifier deux droites perpendiculaires), et ensuite à l'intérieur d'une proposition graphique (v. g. le dessin d'un trapèze rectangle) ou d'un assemblage de propositions graphiques (v. g. un dessin complet). La fonction de chaque unité signifiante se rapporte au sens produit par l'unité elle même ou par le raccordement avec d'autres unités signifiantes (production d'une unité de sens ou d'un sens complet relatif à un modèle).

Structure et qualité d'une inférence figurative

Comme pour tout type d'inférence, se pose la question de la reconnaissance structurale puis celle de la qualité. En premier lieu, conformément au registre sémiotique du dessin, nous avons reconnu deux types de structure dans les preuves d'élèves:

o Structure binaire, de la forme:
Proposition graphique ==> Proposition verbale

où la proposition graphique issue du dessin joue simultanément un rôle d'antécédent et de justification dans l'inférence, à la manière d'une inférence sémantique (au sens de Duval, 1995);

o Structure ternaire, de la forme:
Proposition graphique
                     ==> Proposition verbale
Proposition verbale

où la proposition graphique issue du dessin soutient la justification de l'inférence, à la manière d'une inférence discursive, sans que toute compatibilité sémantique entre les propositions verbales ou tout accommodement à la continuité thématique ne s'avère suffisant.
  En second lieu, puisque c'est le dessin qui véhicule la justification, la valeur de l'inférence figurative, qui repose avant tout sur les possibilités de l'interprétation sémiotique d'un dessin à caractère géométrique, se détermine alors selon:

o la concordance des caractéristiques sémiotiques du dessin avec le domaine d'interprétation théorique;

o le rapprochement entre la ou les propositions verbales et la proposition graphique appropriée.

Indistinctement du type de structure, le sens de la proposition verbale inférée dépend si elle se réfère au domaine d'interprétation ou au domaine de fonctionnement attaché aux propositions graphiques de la justification &emdash; comme dans la distinction entre le dessin et la figure de Laborde et Capponi (1994). Toutefois, même lorsque la justification invoque des propriétés spatiales du dessin, l'inférence figurative demeure structurellement et fonctionnellement valable. Parce qu'ainsi, vu que le dessin n'a pas de signification objective et qu'il s'interprète au moins en relation avec le modèle implicite de l'élève, la comparaison avec le modèle géométrique se porte garant de la validité des propositions graphiques qui sous-tendent la justification et assure, pour l'éventuel lecteur, un degré d'acceptation de la proposition inférée. Le fait que le sens des propositions graphiques revendique une propriété spatiale ou une propriété visuelle engendrée par un modèle tout personnel s'intègre plutôt à la question de la qualité de l'inférence, problème qui se tourne plutôt vers:

o la qualité de la figuration, associée autant à la qualité interprétative (des propositions graphiques ou des images visuelles correspondantes) qu'à la qualité de la visualisation (développement cohérent d'images visuelles), ce qui rejoint la distinction apportée par Bishop (1996) entre l'habileté du traitement visuel et l'habileté d'interprétation d'information figurative;

o le degré de fidélité du dessin dans l'adéquation entre ses propriétés spatiales et les propriétés géométriques de la figure, sous les contraintes du domaine de fonctionnement et du domaine d'interprétation;

o le degré de fiabilité que possède ce qui est représenté dans la proposition graphique, s'assimilant à la valeur épistémique d'une proposition verbale (Duval, 1995);

o le degré de pertinence de la proposition graphique dans son rapprochement avec la proposition verbale inférée, au regard du contexte d'énonciation et du domaine d'interprétation théorique, qui pourrait s'inscrire dans le contexte plus général d'une dialectique du consentement social, voire institutionnel.

Avantages et inconvénients de l'inférence figurative

Du point de vue théorique, l'inférence figurative constitue la légitimation d'un pont existant entre la figure géométrique et le processus de preuve. Dans la coopération entre le rôle du dessin et celui du raisonnement, si Presmeg (1986) conclut à l'importance du raisonnement dans le développement d'images visuelles, l'inférence figurative accorde au dessin un véritable rôle de justification dans un pas de raisonnement. C'est pourquoi, en ajoutant ce type d'inférence aux formes du raisonnement discursif, nous complétons l'ensemble des inférences de Duval (1995) par une extension consistante qui respecte le fondement de la définition fonctionnelle du raisonnement. Nous proposons même d'y substituer l'unité sémantique "la forme d'expansion discursive" par "la forme d'expansion discursivo-graphique", ce qui élargit l'emprise de la définition, sans en changer ni l'esprit, ni l'intention.
  S'il est vrai que durant une activité qui réclame une valeur épistémique élevée l'inférence figurative ne cesse de pécher en rigueur, la plupart des raisonnements qui se présentent dans la continuité d'un cours se situent entre la validation et l'auto-conviction, entre la rigueur et l'efficacité de Balacheff (1987). Déjà, pour le professeur, de nombreuses situations sollicitent l'adhésion de la classe sans que ce soit nécessaire de produire une preuve exclusivement verbale, là où les gestes corporels mêmes participent avantageusement au raisonnement. Pour l'élève, le raisonnement intervient aussi bien dans le contrôle des connaissances que dans l'acceptation d'un énoncé, de la compréhension de son sens, de son interprétation théorique, de sa justification didactique, etc. Cependant, dans la réalisation d'une preuve, nous accordons à l'inférence figurative les avantages suivants:

o Elle évite de démembrer les unités signifiantes de la figure invoquée tout en utilisant, dans les faits, des propriétés relatives aux concepts sous-jacents;

o Elle permet de représenter et de motiver en un tour de main tout ce qui apparaît nécessaire aux yeux de l'élève, voire évident, pour la marche du raisonnement, tel un concentré significatif opportun;

o Elle autorise un pas de raisonnement sans se doubler d'une exigence de verbaliser l'enchaînement des propositions graphiques pertinentes, adoucissant positivement la composition du texte;

o Elle concilie la capacité réelle de raisonner avec des propositions discursives et l'obligation tacite de prouver verbalement;

o Elle permet de figurer des unités signifiantes issues du modèle implicite de l'élève, surtout lorsque le dessin prétend exhiber ce qu'il perçoit empiriquement ou intellectuellement et que c'est exactement ce dont il a besoin pour justifier l'étape de raisonnement;

o Elle favorise une économie de moyens dans la synergie de l'intuition, du raisonnement, du langage, du dessin, de la figure, de la conjecture vue comme référent ainsi que d'une partie de la preuve déjà achevée.

Dans une civilisation de l'instantanéité et de l'image, il faut quand même se mettre à l'abri de l'usage abusif de l'inférence figurative. Bien que son application encourage le développement du raisonnement intuitif, si important dans la résolution de problème et la formulation de conjecture, elle risque à la longue d'annihiler l'essence même d'une démarche de preuve en occasionnant des problèmes de structure (v. g. en arrivant à inférer des propositions graphiques); tout comme celui de ne plus être forcé de commencer à construire le raisonnement depuis le début, ou l'inférence à partir d'énoncés admis antérieurement. L'inférence figurative est utile dans la mesure où sa compréhension est une question de décodage de signes en relation avec le domaine d'interprétation géométrique, et non d'images. Si on peut déterminer sa valeur comme nous l'avons mentionné antérieurement, son profit demeure subordonné à la qualité du reste du raisonnement verbal, si ce n'est davantage.

Conclusion

Comme l'expert qui se sert du support visuel en guise d'introduction à une abstraction mathématique complexe (Bishop, 1996), l'emploi de l'inférence figurative dans l'enseignement-apprentissage prolonge l'espace didactique disponible autour des situations où le raisonnement est susceptible d'intervenir. Déjà, les avantages énumérés antérieurement évoquent une accommodation naturelle de l'élève au cours d'une situation de validation, en équilibre entre ce qu'il sait et ce qu'il peut. Autant la rigidité verbale (du lexique) et symbolique (du registre mathématique) que la linéarité apparente d'un texte, la complication intrinsèque qui consiste à raisonner en géométrie sans compétence déductive et la difficulté de se concentrer simultanément sur plusieurs propriétés obligent l'élève à employer des moyens qui lui procurent une certaine flexibilité, que ce soit pour l'action ou dans la réflexion. Toutefois, contrairement à la pensée proprement intuitive, l'inférence figurative se montre plus structurée puisqu'elle raccorde des propositions graphiques à au moins une proposition verbale (l'antécédent ou le conséquent de l'inférence), surtout lorsqu'elle se greffe à la continuité thématique d'un texte ou lorsqu'elle surgit dans un débat oral.

Bibliographie

Balacheff N. (1987) Processus de preuve et situations de validation. Educational Studies in Mathematics 18(2), 147-176.
Bishop A.J. (1996) Implicacions didàctiques de les recerques sobre visualització. Butlletí de la Societat Catalana de Matemètiques 11(2), 7-18.
Duval R. (1995) Le raisonnement. In: Sémiosis et pensée humaine: registre sémiotique et apprentissages intellectuels (Chapitre 5, 209-316). Berne: Peter Lang.
Laborde C., Capponi B. (1994) Cabri-Géomètre constituant d'un milieu pour l'apprentissage de la notion de figure géométrique. Recherches en Didactique des Mathématiques 14(1, 2), 165-210.
Presmeg N.C. (1986) Visualization in High-school Mathematics. For the Learning of Mathematics  6, 42-46.
Richard P. (1999) Diagnostic sur la structure et la qualité de preuves inadmissibles. Séminaire Didatech. Grenoble. [Une version préliminaire est disponible sur Internet à l'adresse http://www.xtec.es/~prichard/Grenoble/Texte.html].